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une lettre (a) imprimée à la tête de quelques éditions de la Henriade, où il parle du fujet, du plan, des mœurs, des caractères, du merveilleux, et des principales beautés de ce poëme, en homme de goût et de beaucoup de littérature; bien différent d'un Français, auteur de feuilles périodiques, qui, plus jaloux qu'éclairé, l'a comparé à la Pharfale. Une telle comparaison fuppofe dans fon auteur ou bien peu de lumières ou bien peu d'équité; car en quoi fe reffemblent ces deux poëmes? Le fujet de l'un et de l'autre eft une guerre civile, mais dans la Pharfale l'audace eft triomphante et le crime adoré; dans la Henriade, au contraire, tout l'avantage eft du côté de la juftice. Lucain a fuivi fcrupuleufement l'hiftoire fans mélange de fiction, au lieu que M. de Voltaire a changé l'ordre des temps, tranfporté les faits, et employé le merveilleux. Le style du premier est souvent ampoulé, défaut dont on ne voit pas un feul exemple dans le fecond. Lucain a peint fes héros avec de grands traits, il est vrai, et il a des coups de pinceau dont on trouve peu d'exemples dans Virgile et dans Homère. C'eft peut-être en cela que lui reffemble notre poëte. On convient affez que

(a) Voyez cette lettre à la fuite de cette préface.

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perfonne n'a mieux connu que lui l'art de marquer les caractères; un vers lui fuffit quelquefois pour cela, témoin les fuivans:

Médicis la (b) reçut avec indifférence,
Sans paraître jouir du fruit de fa vengeance,
Sans remords, fans plaifirs, &c.

Connaiffant les périls et ne redoutant rien;
Heureux (c) guerrier,grand prince, et mauvais citoyen.
Il (d) fe préfente aux Seize, et demande des fers,
Du front dont il aurait condamné ces pervers.

Il (e) marche en philofophe où l'honneur le conduit, Condamne les combats, plaint fon maître, et le fuit.

Mais fi M. de Voltaire annonce avec tant d'art fes personnages, il les foutient avec beaucoup de sagesse; et je ne crois pas que, dans le cours de fon poëme, on trouve un feul vers où quelqu'un d'eux se démente. Lucain, au contraire, eft plein d'inégalités; et s'il atteint quelquefois la véritable grandeur, il donne fouvent dans l'enflure. Enfin ce poëte latin, qui a porté à un fi haut point la nobleffe des fentimens, n'eft plus le même lorfqu'il faut ou peindre ou décrire;

(b) La tête de Coligni, chant II.
(c) Guife, chant III.
(d) Harlai, chant IV.

( « )· Mornai, chant VI.

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et j'ofe affurer qu'en cette partie notre langue n'a jamais été fi loin que dans la Henriade.

Il y aurait donc plus de justesse à comparer la Henriad avec l'Enéide. On pourrait mettre dans la balance le plan, les mœurs, le merveilleux de ces deux poëmes; les perfonnages, comme HENRI IV et ENÉE, Achates et Mornai, Sinon et Clément, Turnus et d'Aumale, &c.; les épisodes qui fe répondent, comme le repas des Troyens fur la côte de Carthage, et celui de HENRI chez le folitaire de Jersey; le massacre de la SaintBarthelemi, et l'incendie de Troie ; le quatrième chant de l'Enéide, et le neuvième de la Henriade; la defcente d'E NÉE aux enfers, et le fonge de HENRI IV; l'antre de la Sibylle, et le facrifice des Seize; les guerres qu'ont à foutenir les deux héros, et l'intérêt qu'on prend à l'un et à l'autre; la mort d'Euriale, et celle du jeune d'Ailli; les combats finguliers de Turenne contre d'Aumale, et d'Enée contre Turnus; enfin leftyle des deux poëtes, l'art avec lequel ils ont enchaîné les faits, et leur goût dans le choix des épifodes, leurs comparaisons, leurs defcriptions. Et après un tel examen, on pourrait decider d'après le fentiment.

Les bornes que je fuis obligé de me prefcrire dans cette préface, ne me permettent

pas d'appuyer fur ce parallèle; mais je crois qu'il me fuffit de l'indiquer à des lecteurs éclairés et fans prévention.

Les rapports vagues et généraux dont je viens de parler, ont fait dire à quelques critiques que la Henriade manquait du côté de l'invention: que ne fait-on le même reproche à Virgile, au Taffe, &c. ? Dans l'Enéide font réunis le plan de l'Odyffée et celui de l'Iliade: dans la Jérufalem délivrée on trouve le plan de l'Iliade exactement fuivi, et orné de quelques épisodes tirés de l'Enéide.

Avant Homère, Virgile et le Taffe, on avait décrit des fiéges, des incendies, des tempêtes; on avait peint toutes les paffions; on connaiffait les enfers et les champs Elyfées; on disait qu'Orphée, Hercule, Pirithoiis, Ulyffe, y étaient descendus pendant leur vie. Enfin ces poëtes n'ont rien dont l'idée générale ne foit ailleurs. Mais ils ont peint les objets avec les couleurs les plus belles ; ils les ont modifiés et embellis fuivant le caractère de leur génie et les mœurs de leur temps; ils les ont mis dans leur jour et à leur place. Si ce n'eft pas là créer, c'est du moins donner aux choses une nouvelle vie; et on ne faurait difputer à M. de Voltaire la gloire d'avoir excellé dans ce genre de

production. Ce n'eft là, dit-on, que de l'invention de détail, et quelques critiques voudraient de la nouveauté dans le tout. On fefait un jour remarquer à un homme de lettres ce beau vers où M. de Voltaire exprime le mystère de l'euchariftie:

Et lui découvre un Dieu fous un pain qui n'eft plus.

Oui, dit-il, ce vers eft beau; mais, je ne fais, l'idée n'en eft pas neuve. Malheur, dit M. de Fénélon, (f) à qui n'eft pas ému en lifant ces vers!

(g) Fortunate fenex, hîc, inter flumina nota

Et fontes facros, frigus captabis opacum.

N'aurais-je pas raifon d'adresser cette espèce d'anathème au critique dont je viens de parler? J'ofe prédire à tous ceux qui, comme lui, veulent du neuf, c'eft-à-dire, de l'inoui, qu'on ne les fatisfera jamais qu'aux dépens du bon fens. Milton lui-même n'a pas inventé les idées générales de fon poëme, quelque extraordinaires qu'elles foient: il les a puifées dans les poëtes, dans l'Ecriture fainte. L'idée de fon pont, toute gigantef que qu'elle eft, n'eft pas neuve: Sadi s'en' était fervi avant lui, et l'avait tirée de la théologie des Turcs. Si donc un poëte qui

(f) Lettre à l'académie française. (g) Virgile, églogue I.

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