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Un bûcheron avait laissé tomber sa coignée dans un fleuve dont le courant l'entraîna. Accablé de chagrin, il errait sur la rive en se lamentant. Hermès, le dieu du fleuve, eut pitié de lui et lui demanda pourquoi il se désolait de la sorte. Le bûcheron le lui ayant appris, le dieu plongea dans le fleuve, il en rapporta une coignée d'or et demanda au bûcheron si c'était celle-là qu'il avait perdue. Le bûcheron ayant répondu que non, Hermès plongea une seconde fois et reparut avec une coignée d'argent. Le bûcheron déclara cette fois encore que ce n'était pas la sienne, et le dieu ayant plongé une troisième fois, rapporta enfin la coignée du bûcheron. Il lui demanda si c'était celle-là qu'il avait perdue. Le bûcheron répondit que c'était elle. Hermès le loua de sa bonne foi et de sa véracité et lui donna les trois coignées.

Le bûcheron, retourné vers ses amis leur raconta, ce qui lui était arrivé; un d'eux lui porta envie et songea à obtenir les mêmes dons. Etant allé couper du bois près du fleuve, il y jeta sa coignée et s'assit sur la rive en pleurant. Hermès paraît et lui demande la cause de ses larmes. Le bûcheron répond qu'il a perdu sa coignée dans le fleuve. Hermès plonge dans le fleuve, il en apporte une coignée d'or, et lui demande si c'est celle-là qu'il a perdue. Le bûcheron, plein de joie, déclare que c'est bien celle-là. Le dieu en voyant cette impudence et ce mensonge, non seulement ne lui donne pas la coignée d'or, mais il ne lui rend même pas sa propre coignée.

Cette fable nous montre qu'autant la divinité est compatissante pour les justes, autant elle est ennemie de ceux qui ne le sont pas.

XXVI.

Tel est le récit original; Rabelais n'a pas cependant inventé tous les autres détails dont il l'a embelli. Il a emprunté au Timon de Lucien l'idée des plaintes de Couillatris, et c'est dans l'Icaroménippe, du même auteur qu'il a trouvé la plaisante idée de cette trappe que Jupiter ouvre de temps en temps pour entendre les prières des hommes. Voici le passage de Lucien :

En devisant ainsi, nous arrivons à l'endroit où Jupiter devait s'asseoir pour entendre les prières. Il y avait à la suite l'une de l'autre plusieurs trappes, semblables à des orifices de puits et fermées avec un couvercle; devant chacune d'elles était placé un trône d'or. Jupiter s'assied à côté de la première, lève le couvercle et se met à écouter les voix qui le supplient. Or, elles lui arrivaient des différents points de la terre, avec une merveilleuse variété. Je me penchai moi-même du côté de la trappe et j'entendis tous ces vœux. Voici quelle en était à peu près la forme: «O Jupiter, fais-moi parvenir à la royauté! O Jupiter, fais pousser mes oignons et mes ciboules! O Jupiter, fais que mon père meure bientôt ! Ailleurs un autre disait: «Si je pouvais hériter de ma femme ! » Ou bien : « Puissé-je ne pas être surpris tendant des pièges à à mon frère!» Ou bien encore: «Si je pouvais gagner mon procès! Si j'étais couronné à Olympie!» Les navigateurs demandaient, les uns, le souffle de Borée, les autres celui de Notus. Le laboureur voulait de la pluie, et le foulon du soleil. Le père des dieux écoutait, examinait attentivement chaque prière, mais ne les exauçait pas toutes.

Il accordait à l'un et refusait à l'autre.

XXVII.

La Fontaine qui avait les mêmes matériaux sous les yeux, s'est contenté d'en tirer un récit naturel, facile, agrée, mais Rabelais en a tiré toute une comédie, où il a trouvé le moyen de faire intervenir l'histoire politique et littéraire de son temps, de semer en chemin force polissonneries et de former de l'ensemble un tout charmant. C'est ainsi qu'il procède quand il emprunte. Il transforme tellement ce qu'il prend aux autres qu'il en fait son bien propre. Parfois, comme ici, il se contente de développer et de combiner; d'autrefois il transforme, il transpose la pensée de l'auteur, et soit qu'il invente, soit qu'il emprunte, ce qui lui arrive souvent, nous l'avons montré, -il sait toujours être

original et donner à son œuvre un charme tout personnel. La Fontaine embellit généralement les sujets qu'il emprunte à d'autres, mais ceux qu'il emprunte à Rabelais perdent tous à sa traduction.

XXVIII.

Parmi les allusions que Rabelais a semées dans le récit qui précède, il en est une qui ne laissait pas d'être passablement audacieuse. Il compare la fortune de Couillatris après le faveur divine à celle de Maulévrier le boiteux. Ce Maulévrier, nommé en toutes lettres, n'était autre que le mari de cette Diane de Poitiers, qui fut successivement la favorite de François Ier et de Henri II, son fils. Maulévrier gagna à ce marché de grandes richesses, qui, comme celles de Couillatris, excitèrent l'envié autour de lui. On vit alors arriver à la cour maints gentilshommes, pauvres de biens, mais riches d'une belle femme ou d'une belle fille, dans l'espoir de réussir comme lui. L'auteur n'appuie pas, le nom de Maulévrier paraît arriver là comme par hasard, mais l'allusion n'en est que plus piquante. Rabelais abonde en ces sortes de malices, dont Voltaire et Courier lui ont dérobé le secret.

XXIX.

Nous venons de voir Rabelais dans le dialogue et dans le récit. Il n'excelle pas moins dans la peinture des objets. Dès qu'il touche à quelque chose, vite un tableau se dresse devant nos yeux, complet, étendu ou en miniature, car ce peintre qui est disposé à voir les choses en grand et à les dessiner dans leur ensemble, sait devenir exquis au be

soin. S'il lui faut décrire une scène violente de la nature, une bataille, il le fait à grands traits et nous transporte au centre même de l'action. Qu'on se rappelle la tempête ou l'apparition de Jean des Eutommeures au milieu des soudards qui ravagent la vigne de Seuillé. Mais nous l'aimons mieux encore dans des pages tempérées, lorsqu'il célèbre par exemple les conquêtes dues à l'estomac, lorsqu'il nous énumère les vertus du chanvre, lorsque Panurge disserte sur les débiteurs et les emprunteurs, et surtout lorsque, par la bouche de Rondibilis, il nous expose les charmes de l'étude et décrit les occupations des Muses.

Nous aimons moins ses discours apprêtés, ses morceaux d'éloquence; ce n'est pas qu'il y soit inférieur à lui-même. Ces morceaux, hâtons-nous de le dire, feraient la gloire de tout autre, qu'il nous suffise de rappeler les lettres écrites par Grandgousier et par Gargantua à leurs fils, la harangue de Gargantua aux vaincus, les chapitres, si solides, où Rabelais expose en son nom ses idées en matière de conquête et de colonisation. Mais quand il raconte ou décrit, au lieu de haranguer, il est plus original et plus lui-même.

Cherchons maintenant à saisir quelques-uns des procédés de son style chaque auteur a les siens - la disposition favorite de ses phrases, l'agencement préféré de ses mots. Il est bien entendu que nous ne pousserons pas cette étude à fond. Une étude approfondie du style et de la langue de Rabelais exigerait tout un volume.

CHAPITRE XVIII.

STYLE, LANGUE ET GRAMMAIRE.

SOMMAIRE. I. LE STYLE.

1. Richesse et souplesse du style de Rabelais. 2. Énumérations et litanies. 3. Accumulation de noms et d'adjectifs. 4. Accumulation de propositions. -5. Accumulation de verbes. Rabelais et Montaigne. 6. Gradations. Rabelais et V. Hugo. 7. Phrases compliquées. 8. Comparaisons. 9. Phrases symétriques et recurrentes. 10. Répétitions, etc.-11. Jeux de mots. 12. Locutions proverbiales. 13. Mots forgés. 14. Précision dans l'absurde. de Rabelais: Beaumarchais, Nodier, Balzac.

-15. Pastiches

II. LA LANGUE ET LA GRAMMAIRE. - 16. La langue de Rabelais et les critiques. - 17. Mots étrangers. 18. Dans quel dialecte écrit Rabelais.-19. La grammaire de XVIe siècle, M. Brachet. Disposition des mots dans la phrase. 20. Propositions infini22. Subjonctif. 23. Complé.

-

tives. 21. Sujets et verbes.
ments absolus. 24. Participes présents.
Règle unique sur l'accord des participes.
adverbes.

27. Pronoms.

29. Formation du pluriel.

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28. Articles et déterminatifs. 30, 31. Remarques diverses. 32. Résumé. 33. Comparaison de la langue de Rabelais avec celle de Montaigne, d'Amyot et de Calvin.

III. LA PRONONCIATION ET L'ORTHOGRAPHE. 34. La prononciation au XVIe siècle. Lettres dormantes. 35. Prononciation de et r finals. -36. Pr. des finales en er, ir. -37. Sons qui disparaissent de la langue. 38. Diphthongues perdues. 39. InstabiL'orthographe de Rabelais. Comparaison

lité des mots. - 40.
de quelques éditions.

I.

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Rabelais se complaît singulièrement aux énumérations. Théophile Gauthier, qui était aussi un artiste en fait de style, lisait assiduement le Dictionnaire pour se meubler l'esprit de mots à employer au besoin. Rabelais n'en pouvait faire autant

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