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Il commence par indiquer à Panurge les moyens de se distraire de sa préoccupation matrimoniale. Boire du vin modérément, prendre au besoin quelques drogues calmantes, mais surtout donner de l'activité à son esprit, s'occuper sérieusement de travaux et d'affaires, étudier; s'il se passionne pour l'étude, il oubliera bientôt toute autre pensée, tant l'étude peut devenir attrayante et absorbante. Pallas et les Muses sont vierges, et ici il lui fait le charmant éloge de l'étude que nous avons inséré dans la Biographie (I, p. 43).

Panurge a beaucoup étudié et il doit connaître les agréments et les entraînements de l'étude. Ces conseils lui sont inutiles. Il veut se marier.

- Mariez-vous alors, lui dit Rondibilis, et invitez-moi à vos noces avec ma femme et mes amis.

Cela va sans dire, répond Panurge, mais il reste un petit point à vider. Vous avez vu sur l'étendard de Rome quatre lettres: S. P. Q. R., Si Peu Que Rien. [C'est ainsi qu'il traduit: Senatus populusque romanus; V. Hugo ne fait pas autrement : Festina lente, festine lentement: Numero Deus impare gaudet, le numero deux se réjouit d'être impair, etc.] Et Panurge pose l'éternelle question: Ne sera-t-il pas trompé par sa femme? Rondibilis répond que tout homme qui se marie s'expose à l'être. Mais il indique les moyens d'éviter ce malheur, et il les donne sous la forme d'un apologue.

Jupiter fit un jour l'état de sa maison et le calendrier de tous ses dieux et déesses; il assigna à chacun ses saisons et ses fêtes, régla les oracles, les voyages, les sacrifices.-Ici Panurge interrompt le médecin pour raconter l'histoire d'un évêque contemporain:

Le noble pontife aimait le vin, dit-il, comme fait tout homme de bien, et il s'occupait tout spécialement du soin de sa vigne; or, pendant plusieurs années, il vit les bourgeons lamentablement gâtés par les gelées, bruines, frimas, verglas, froidures et calamités, qui arrivèrent précisément aux jours de St Georges, de St Marc, de St Vital, de St Eutrope et de St Philippe, de Sainte Croix, de l'Ascension et autres fêtes qui surviennent pendant que le soleil passe sous le signe du Taureau. Il lui vint à l'esprit que c'étaient ces saints-là, qui, ayant le jour de leur fête, la liberté de faire ce qu'ils voulaient, en usaient pour grêler, geler et gâter les bourgeons. Il proposa de transférer leurs fêtes en hiver entre Noël et la Typhaine, mère des trois Rois c'est le nom qu'il donnait à l'Epiphanie - parce qu'alors ils pourraient grêler et geler tout à leur aise, sans que personne eût à en souffrir. A leur place, au printemps, on aurait mis St Christophe, St Jean décollé, Ste Madeleine, Ste Anne, St Dominique, St Laurent, et même la Mi-Août, saints paisibles, qui ne gèlent jamais et font au contraire gagner beaucoup d'argent aux fabricants de boissons rafraichissantes.>

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-Jupiter, reprend Rondibilis, distribua les divinités assez convenablement et n'oublia pas de mettre Bacchus ou Dyonisius ou Denis, comme vous l'appelez, en octobre, à l'époque des vendanges. Mais il oublia un dieu qui joue un grand rôle dans le monde, c'est celui qui préside à l'infidélité des femmes. Le susdit dieu était alors retenu à Paris, au Palais, pour un procès célèbre, dans lequel il était intervenu. Quand il songea à réclamer, il était trop tard, tous les jours étaient distribués; le dieu

de l'infidélité insista tellement que Jupiter finit par l'inscrire sur le calendrier, mais comme il n'y avait pas de place vacante, sa fête fut fixée au même jour que celle de la Jalousie. Jupiter décida que les deux fêtes devraient être célébrées ensemble; les maris curieux d'obtenir la bienveillance et les faveurs du Dieu devraient commencer par honorer et fêter la déesse, comme elle aime à être fêtée, c'est-à-dire par les soupçons, la défiance, le guet et l'espionnage du mari sur la femme. Ceux qui ne feraient aucun sacrifice à la déesse, le dieu ne devait leur accorder aucune faveur ni tenir compte d'eux; jamais il n'entrerait en leurs maisons, jamais ne hanterait leurs compagnies, quelques invocations qu'ils lui fissent, mais les laisserait éternellement pourrir seuls avec leurs femmes et sans rival aucun, et les refuirait sempiternellement comme gens hérétiques et sacriléges, ainsi qu'en usent les autres dieux envers ceux qui ne les honorent duement, Bacchus, envers les vignerons, Cérès envers les laboureurs, Pomone envers les fruitiers, Neptune envers les nautonniers, Vulcain envers les forgerons, etc. Mais il fut fait promesse infaillible à ceux qui, comme je l'ai dit, chômeraient sa fête, cesseraient toute entreprise, et négligeraient leurs propres affaires pour épier leurs femmes, les resserrer et les maltraiter par jalousie; il serait continuellement favorable, les aimerait, les fréquenterait, serait jour et nuit en leurs maisons et ne seraient jamais privés de sa présence, J'ai dit. »

XI.

Le joli apologue de la Jalousie rapporté par Ron

dibilis n'est pas de l'invention de Rabelais. Il en a trouvé l'idée dans Plutarque, mais il l'a appliqué au mariage, et a attribué à la Jalousie ce que l'écrivain grec attribue au Deuil. On sera peut-être bien aise de trouver ici ce passage de Plutarque. Nous citons toujours la version d'Amyot1 :

On lit qu'un ancien philosophe s'en alla un jour visiter la reine Arsinoé, laquelle demenoit deuil et lamentoit un sien fils qui luy estoit decedé, et luy fit un tel conte :

Du temps que le grand Dieu Jupiter distribuait ses honeurs et dignitez aux petits Dieux et demi-Dieux, le Deuil ne s'y trouva pas d'avanture present avec les autres; mais après que toute distribution fut faite, il y arriva et demanda à Jupiter sa part des honeurs aussi bien comme les autres. Jupiter se trouva bien empesché, pour avoir jà tout employé et donné aux autres; parquoy n'ayant autre chose que luy bailler, il lui bailla l'honeur qu'on fait aux trespassez, ce sont les larmes et les regrets. Or tout ainsi comme les autres demons et petits Dieux aiment ceux qui les honorent, aussi fait le Deuil. Parquoy si tu le meprises, Dame, il ne retournera jamais chez toi; mais si tu le sers et honores diligemment des honeurs et prerogatives qui lui ont esté données, qui sont regrets, larmes et lamentations, il t'aimera bien et t'envoyra toujours de quoi le servir et honorer continuellement.

Ce conte est très ingénieux dans l'original, mais l'application qu'en fait Rondibilis est plus ingénieuse

encore.

XII.

Ha ha! dit Carpalim en riant, c'est là un excellent remède, et j'y crois. Le naturel des femmes est tel qu'elles ne désirent rien avec tant d'ardeur que ce qui leur est défendu. C'est vrai, dit le théologien, quel est le premier mot que le tentateur dit à Ève ?

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Consolation envoyée à Apollonius sur la mort de son fils. Euvres morales, I, p. 805.

il lui parle de la défense de manger du fruit de l'arbre de tout savoir, comme s'il eût voulu dire: Cela t'est défendu, donc tu dois le faire, autrement tu ne serais pas femme. »>

A propos du fruit défendu et de la curiosité des femmes, Ponocrates fait un conte qui a été très souvent répété depuis, mais que Rabelais n'a pas inventé, non plus que beaucoup d'autres qui ornent son livre. Celui-ci figure dans plusieurs sermons préchés au moyen-âge.

J'ai ouï conter que le pape Jean XXII passant un jour par le couvent de Fontevrault, fut prié par l'abbesse et des mères discrètes de leur accorder la permission de se confesser les unes aux autres, disant qu'il y a certains péchés qu'il est difficile de dire à des hommes. et qu'il serait meilleur sous tous les rapports de ne les confier qu'à des femmes, sous le sceau de la confession. Il n'y a rien, dit le pape, que je ne sois disposé à faire pour vous, mais j'y vois une difficulté, c'est que la confession doit être tenue secrète. Seriez-vous capable d'accomplir cette condition? Parfaitement, dirent-elles, et mieux que les hommes. Au jour propre, le saint père leur donna en garde une boîte dans laquelle il avait fait mettre une petite linotte, les priant doucement de la serrer en quelque lieu sûr et secret, leur promettant, foi de pape, de leur accorder ce que portait leur requête, si elles gardaient la boîte secrète, et leur faisant défense rigoureuse de l'ouvrir d'une façon quelconque, sous peine de censure ecclésiastique et d'excommunication éternelle. La défense ne fut pas sitôt faite, qu'elles grillaient en leur entendement d'ardeur de voir ce qui était dans la boîte,

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