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les fonctions de la digestion s'accomplissent d'elles-mêmes; rien n'étant plus nécessaire jusqu'au réveil, l'âme s'ébat et revoit sa patrie, qui est le ciel. Là elle reçoit participation insigne de sa première et divine origine, et en contemplation de cette sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part, à laquelle rien n'arrive, rien ne passe, rien ne déchet, pour qui tous les temps sont présents, l'âme note non-seulement les choses qui se sont passées dans les mouvements inférieurs, mais aussi les choses futures, et les rapportant à son corps et les faisant connaître par les sens et organes du corps auxquels elle les a communiquées, elle est appelée vaticinatrice et prophète.

On sait que cette belle définition de Dieu: «une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part», a été reprise par Pascal. C'est, en effet, la définition la plus belle et la plus philosophique qui ait été faite de la puissance qui embrasse et régit le monde. Rabelais en attribue l'honneur à Mercure Trismégiste, c'est-à-dire au néoplatonicien qui a pris ce nom, mais il paraît qu'elle remonte plus haut, jusqu'à Empédocle (Ve siècle avant J.-C.) dont le poème est perdu, mais dont la définition se serait transmise verbalement d'âge en âge.

Il est vrai, continue Pantagruel, nous abrégeons un peu que l'âme ne rapporte pas les choses avec autant de sincérité quelle les a vues, c'est la suite de l'imperfection et de la fragilité de nos sens corporels. Il en est comme de la lune, qui, en nous transmettant la lumière du soleil, ne nous la rend ni aussi lucide ni aussi pure, vive et ardente qu'elle l'a reçue. C'est pour cela que les songes doivent être interprétés par des hommes habiles dans cet art. Aussi Héraclite disait-il que les songes ne nous disent rien clairement et pourtant ne nous cachent rien, nous donnant seulement un indice du bonheur ou du malheur qui nous attend, 'nous ou les autres. Les lettres sacrées le témoignent, les histoires profanes l'assurent,

nous montrant nombre de faits qui se sont accomplis conformément aux songes. On prétend, ajoute Pantagruel, que les Atlantiques, les habitants de l'île de Thasos, un savant français [qu'il cite], sont privés de cet avantage parce qu'ils ne rêvent jamais.

Demain donc, conclut Pantagruel, au moment où l'Aurore aux doigts de rose chassera les ténèbres nocturnes, tâchez de rêver profondément, et, pendant ce temps, dépouillez-vous de toute affection humaine, amour, haine, espoir et crainte.

Panurge ne demande pas mieux, mais il veut savoir s'il faudra souper et comment. «Quand je ne soupe pas largement, dit-il, mes songes sont creux Pantagruel lui dit qu'il

comme mon estomac.> est inutile de jeûner.

Ceux qui ne donnent pas de pâture à leur corps sous prétexte d'avoir l'entendement plus clair, ressemblent à ce philosophe qui s'en va au bois pour mieux réfléchir. Pendant qu'il travaille, les chiens aboient, les loups hurlent, les lions rugissent, les chevaux hennissent, les éléphants barrient, les serpents sifflent, les ânes braient, les cigales sonnent, les tourterelles lamentent, il est plus dérangé que s'il était à la foire de Fontenay ou de Niort, de même quand la faim est au corps, l'estomac aboie, la vue s'éblouit, les veines sucent la propre substance des membres carniformes, etc.- Panurge peut donc manger, mais des choses légères, des fruits, et boire de l'eau.

Les jeunes filles russes qui veulent voir d'avance leur fiancé, mettent sous leur oreiller les sept ou neuf herbes de la St Jean. Ces herbes sont la fougère, la saxifrage (?) à laquelle on attribue la vertu d'ouvrir les portes fermées à clef; la stipa pennata, suivant les uns, la gypsophile, suivant les autres, qui a, diton, la propriété de s'animer tout à coup et de se mettre à courir par les champs, et quelques autres plantes sur la nature desquelles on varie, mais qui

sus d'un autel. Mais les sibylles vivantes avaient bien dégénéré. Ce n'était plus que de vulgaires sorcières, des diseuses de bonne aventure, les somnambules lucides ou les médiums de ce temps-là. Pantagruel est cependant d'avis de consulter la susdite vieille. «Epuisons tous les moyens, dit-il, Voyons d'abord, nous jugerons après. »

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On se met en voyage. Le troisième jour, on trouve la maison de la sibylle au bas de la croupe d'une montagne, sous un grand et ample châtaignier. La vieille était mal en point, mal vêtue, mal nourrie, édentée, chassieuse, courbassée, roupieuse, langoureuse et faisait un potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil os, destiné à donner du goût au bouillon.

On lui fait force présents; le rameau d'or de la sibylle de l'Enéide est remplacé par un anneau du même métal. Elle commence les conjurations qui sont connues depuis la Magicienne de Théocrite; puis ellé écrit son oracle, comme la sibylle de Virgile, sur des feuilles ici des feuilles de sycomore; elle les jette aux vents et disparaît. Panurge ramasse les feuilles, et les porte à Pantagruel. On n'est pas d'accord sur le sens qu'il faut donner à l'oracle. Pantagruel y lit que Panurge sera trompé par sa femme, s'il se marie; Panurge l'interprète en sens contraire.

«Ce qu'il y a de plus clair, c'est que l'oracle n'est pas clair, dit Pantagruel. Adressons nous à d'autres; les muets, les fous, les mourants, nous dit-on, voient plus loin que les hommes ordinaires, consultons tour à tour ces trois sortes de personnes. »

VI.

Le muet fait une quantité de signes que Rabelais nous décrit avec soin. Mais que veulent dire ces signes? Impossible de s'entendre sur l'interprétation.

On se rend auprès du mourant. Rabelais l'appelle Raminagrobis; Pasquier prétend qu'il s'agit du poète Crétin. En effet, les vers équivoques que nous allons rencontrer tout à l'heure, figurent dans les œuvres de Crétin. Mais c'est la seule preuve que Pasquier allégue, et l'on peut trouver que ce n'est pas assez. Guillaume Crétin fut tenu en son temps pour le prince des poètes français; il excellait dans les jeux de mots, acrostiches, équivoques, tours de force, qui passaient pour de la poésie aux yeux de beaucoup de gens au quinzième siècle. Nous avons vu un échantillon de ce genre d'ouvrages dans l'inscription de Thélème. Au siècle suivant, la mode changea et Guillaume Crétin retomba dans l'oubli. C'était du reste, si nous en croyons les renseignements recueillis sur son compte, un honnête ecclésiastique, chanoine de la Sainte Chapelle et bon catholique. Rien donc, historiquement, n'explique le rôle que va lui faire jouer Rabelais.

Quoi qu'il en soit, ce poète, nous dit Pantagruel, avait, en secondes noces, épousé la grand Gore, ou la grande Truie. Ce nom qui avait été donné autrefois par le peuple à la reine Isabelle de Bavière, femme du roi Charles VI l'insensé, pourrait bien être une allusion à la doctrine épicurienne, dont Horace compare les disciples à des porcs. - [Je suis, dit-il, Epicuri de grege porcus.] — Quand Panur ge et frère Jean arrivèrent auprès du moribond, il

leur déclara qu'il venait de faire une exécution; il avait chassé loin de son lit un tas de pestilentes bêtes noires, guares [en bas normand: vares, couleur noisette], fauves, blanches, cendrées, grivelées [tachetées comme les grives], qui ne voulaient pas le laisser mourir à son aise. Les unes le piquaient perfidement, les autres s'accrochaient à lui à la façon des harpies, les autres l'importunaient comme des frêlons; toutes insatiables de son sang ou de ses biens, l'empêchaient de penser à Dieu, et l'arrachaient à la contemplation du bien, de la félicité que Dieu a préparée à ses élus dans l'autre vie à l'état d'immortalité.

Ces pestilentes et avides bêtes que le poète avait chassées, ne sont évidemment que les moines venus pour épier les dernières heures du mourant afin de se faire léguer sa fortune. Mais, pour avoir l'audace d'écarter les moines de son lit mortuaire, il fallait une certaine dose d'incrédulité, et ceci confirme l'explication que nous avons donnée de la grand Gore par la doctrine épicurienne. Raminagrobis, du reste, pour se passer de moines à l'article de la mort, n'est nullement un incrédule, il exprime sa confiance en Dieu et sa croyance à une âme immortelle. Cela n'est pas conforme à la doctrine d'Epicure, mais ce qui y est conforme, c'est l'absence de toute crainte à l'approche de la mort, et le désir de passer tranquillement et loin des importuns de vie à trépas.

C'est, en effet, la prière que Raminagrobis fait à Panurge et à ses amis. «Ne suivez pas l'exemple de ces bêtes importunes, leur dit-il, ne me molestez pas, et laissez-moi en silence, je vous prie.»

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