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cœur. Berthe se leva et joignant ses deux petites mains suppliantes : « Alphonse, me dit-elle à voix basse, oh! ne me laisse pas ici... Il va encore me battre... parce que tu n'es pas assez grand... » Je ne comprenais rien à ce qu'elle me disait, mais son regard avait une douceur si pénétrante, que je sentais ma raison s'égarer et mon cœur se remplir d'une ivresse inconnue. Je saisis Berthe entre mes bras; elle fit alors une petite toux sèche et dure dont je pâlis. « Ah! voilà ma défunte qui tousse, » dit d'une voix épaisse le vieil ivrogne, et il se remit à ronfler. J'emportai sa fille comme une plume, et une demi-heure après nous étions dejà loin de la ville.

« Berthe était couchée dans le fond de la voiture sur une sorte de lit que j'avais disposé pour elle; je fouettais mes chevaux avec fureur et n'osais tourner la tête vers ma compagne de voyage, silencieuse comme une morte. Enfin, la lune s'était levée, j'arrêtai mes chevaux au milieu de la route, et je vins furtivement m'asseoir auprès de Berthe. Elle était accoudée sur son oreiller, tenait sa tête appuyée sur sa main, et me regardait fixement de ses grands yeux égarés; je sentais couler dans mes veines une molle volupté, et j'approchai peu à peu ma tête de la sienne, comme attiré par un charme invincible. Déjà mes lèvres touchaient ses cheveux blonds; elle retourna brusquement la tête, et je l'entendis qui pleurait. Elle mit sa petite main sur mes lèvres pour les repousser, et me dit en

sanglotant: Alphonse, ne te l'ai-je pas dit assez souvent, mon père ne veut pas; tu n'es pas assez grand, hélas! tu le sais bien... ; je te l'ai encore répété en t'embrassant le matin même du jour où tu te noyas de chagrin... »

« La pauvre enfant était folle : je sentis mes yeux sé remplir de pleurs amers. Enfin, après un long silence, je lui dis : « Berthe, il faut retourner chez votre père. » Elle ne me répondit rien, mais elle attacha sur moi son beau sourire, tout brillant encore de ses dernières larmes; il me sembla que sa folie descendait tout entière dans mon cœur, que l'âme d'Alphonse le noyé pénétrait dans la mienne; et, quand Berthe passa autour de mon cou ses deux bras suppliants, je compris sa muette prière, et lui jurai qu'Alphonse ne l'abandonnerait jamais. >>

M. Joseph Gorrhes fit une pause douloureuse dans son récit, avala un grand verre de vin et continua ainsi :

« Ce que je souffris désormais, je ne saurais le dire. Berthe m'aimait, ou du moins aimait en moi celui qui s'était noyé pour elle. Ses yeux étaient toujours fixés sur moi avec une tendresse infinie; mais, sitôt que je voulais ou baiser sa main ou ses cheveux, son visage prenait une soudaine expression de tristesse... « Mon père ! » murmurait-elle, et cette toux sèche que je lui avais entendue, déchirait encore sa poitrine. Plusieurs fois, je lui parlai à genoux de mariage,

d'union sainte; mais toujours elle me repoussait, en me disant : « Alphonse, mon père ne le veut pas ; vous le savez bien, vous n'êtes pas assez grand. » Et pourtant, tout le jour, Berthe m'entendait appeler un géant par le public qui venait me visiter; et, de plus, j'avais pris à gage une servante chargée de me répéter, à toute heure et sur tous les tons, en présence de Berthe « Mon Dieu ! que M. Joseph est grand! le bel homme que ça fait! Monsieur Joseph, n'avez-vous pas neuf pieds de haut? » «< Joseph! » disait Berthe en secouant la tête. Et je voyais bien qu'elle ne croyait ni à la vérité de mon nom ni à celle de ma taille.

« Cependant elle s'affaiblissait chaque jour; sa tête s'égarait encore davantage. Un soir, elle s'échappa de notre tente, et bientôt on la rapporta à demi morte et toute glacée : elle s'était jetée dans la rivière, et de braves mariniers l'avaient à grand'peine retirée des flots. Je fondais en larmes, agenouillé près de son lit : elle me prit la main et me dit. « Mon pauvre Alphonse, j'avais voulu te rejoindre au fond de l'eau ; mais ils m'en ont empêchée. Ne te désole pas, nous nous retrouverons bientôt au paradis. Là, n'est-ce pas, nous pourrons nous marier? Toutes les âmes ne sont-elles pas aussi grandes les unes que les autres ? » Elle me sourit une dernière fois, se retourna vers le mur, et je vis ses doigts battre convulsivement la couverture, comme autrefois le tambour d'honneur de son père; je me penchai sur elle, et j'entendis ses

lèvres décolorées répéter le dernier vers de sa chan

son:

Lequel aimerai-je le mieux ?
Lequel aimerai-je le mieux?

«Oh! ce sera encore cet Alphonse! » m'écriai-je douloureusement; et je tombai sur la terre sans connaissance. Quand je me relevai, Berthe était morte.

Cette nuit, je l'ai revue en rêve; elle avait des ailes blanches, et paraissait plus grande qu'un ange. Je pleurais encore quand vous êtes entrés, messieurs et dames.

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Là-dessus le pauvre géant se mit derechef à fondre en larmes.

Madame Ollaliah pleurait comme une Madeleine ; M. Boudin, fort ému, offrait au triste colosse je ne sais quelles consolations tirées de je ne sais quelle maxime morale. « Bah! » fit tout à coup le géant. Et le voilà qui ouvre sa tente du côté de la Loire et se renverse sur la tête, les deux pieds en l'air, les deux bras croisés sur la poitrine. Il était effrayant à voir ainsi et d'une masse prodigieuse! « Superbe façon, s'écriait-il, de considérer la belle nature et le fil de l'eau!» Procédé horizontal. - Ce disant, les larmes énormes qui coulaient de ses yeux roulaient sur son vaste front, et allaient se perdre dans les flots de son immense chevelure éparse sur la terre.

Madame Ollaliah, dont les nerfs étaient vraiment malades, rentra tout de suite à l'hôtel; M. Boudin et le père Picard, ayant encore deux heures devant eux avant leur départ, s'en allèrent visiter la ville; et, chemin faisant, ils eurent, sur les exceptions en général et les géants en particulier, une intéressante discussion, que nous espérons bien rapporter quelque jour. Mais déjà l'heure avançait; M. Boudin rentra dans sa chambre pour quitter sa belle toilette, et le père Picard, sur la prière de son jeune ami, monta pour prévenir madame Ollaliah que l'on attelait déjà les chevaux à la voiture. Mais comme il allait entrer dans la chambre de la jeune dame, il ne fut pas médiocrement surpris d'en voir sortir M. Joseph Gorrhes en personne, qui relevait cavalièrement sa moustache. « Enchanté de vous rencontrer, dit le géant d'un air excessivement talon rouge, j'avais précisément un message pour vous et votre jeune ami : madame Laure demeure encore cette nuit à Orléans, et me charge de vous faire ses adieux. Bah! fit le vieux peintre. Oui, mon cher, reprit lestement M. Gorrhes, et je descendais à la cuisine pour commander le menu de notre souper. » Le géant appuya très-significativement sur ce mot notre, que le vieux peintre comprenait de reste. Le père Picard aspira bruyamment une prise de tabac, et dit au géant: «Mes sincères compliments, monsieur Gorrhes. Hélas ! reprit le colosse d'une voix élégiaque, c'est une

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