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vrir les portières, et engagea les voyageurs à se dégourdir les jambes. La dame aux yeux bruns ramena son châle sur ses épaules, et descendit lestement. M. Boudin, se tournant alors vers son compagnon de voyage, dont la figure, grâce au reflet de ses lunettes, verdoyait sardoniquement : « Avez-vous, lui dit-il, regardé cette jeune dame? - Je regarde toujours les jeunes dames..... » Après un moment de silence, M. Boudin reprit avec un ton modeste : « Je lui trouve l'air bien distingué!- Peutt! fit cavalièrement le père Picard.« Le dialogue en resta là; mais, aussitôt que la dame fut remontée dans la voiture, le vieux peintre se pencha vers elle, et lui dit fortement : « Madame, la fumée de tabac ne vous incommoderait pas? — Nullement, monsieur ! » fut-il répondu par une petite voix vive et claire. Sur quoi le père Picard se mit à remplir sa pipe, en déclamant sans façon, de sa plus belle voix, le fameux sonnet de M. Lombart, ministre à Mildebourg :

Doux charme de ma solitude,
Brûlante pipe, ardent fourneau,
Qui purge d'humeur mon cerveau,
Et mon esprit d'inquiétude!

Tabac, dont mon âme est ravie,
Lorsque je te vois perdre en l'air,
Aussi promptement qu'un éclair,
Je vois l'image de la vie.

Je remets dans mon souvenir
Ce qu'un jour je dois devenir,
N'étant qu'une cendre animée;

Et tout confus je m'aperçoi
Qu'en courant après la fumée,
Je passe de même que toi.

« Remarquez bien, dit le père Picard à M. Boudin, que la date de ces vers n'est pas leur moindre mérite; ils sont de la fin du dix-septième siècle; presque per sonne ne fumait encore en Europe, les ecclésiastiques ne prisaient même pas; et notez, mon jeune ami, que si M. Lombart avait eu le moindre respect pour les idées générales de son temps, il n'eût pas composé ce sonnet, tout au moins prématuré. » Après avoir aiguisé cette innocente épigramme, le père Picard alluma l'ardent fourneau et s'enveloppa de ce nuage. métaphorique, symbole de notre pauvre vie qui s'en va nuit et jour en fumée.

Cependant M. Boudin avait rabattu sa casquette sur ses yeux, et, les deux bras croisés sur la poitrine, il réfléchissait amèrement :

« O hasard! mon vieil ennemi, toi que j'appris à détester dès la naissance de mon libre arbitre! Hasard! qui causes dans ce monde plus de malheurs et d'infamies que tous les fléaux et tous les vices ensemble, me voilà bien en ta puissance! N'aurais-je pas dû me crever les deux yeux et prendre désormais un chien

borgne pour me guider, plutôt que d'abandonner ma vie à tes volontés aveugles, sous la conduite de ce vieux peintre, ton suppôt? Oui, je me suis livré moimême en proie à tes coups. Je connaissais déjà ta haine, je savais bien qu'entre cent boules blanches, tu me ferais au besoin cent fois de suite prendre la seule noire que l'urne contiendrait; mais je m'aperçois maintenant, avec trouble, que tu règnes sur les cœurs comme sur les jeux de dominos. Pourquoi donc les yeux de cette dame sont-ils souriants quand sa bouche ne sourit pas? Ou pourquoi sa bouche ne sourit-elle pas quand ses yeux sont souriants? Pourquoi le père Picard a-t-il fait du bout des lèvres ce peutt injurieux? Pourquoi la fumée de tabac n'incommode-t-elle pas cette jeune dame qui a de si beaux yeux bruns? O ma mère! c'est toi qui as voulu que je courusse le monde, que je quittasse notre paisible atmosphère, notre sage maison, dont la vieille girouette appartenait seule à ce dieu hasard, dieu des sots et des faibles..... »

M. Boudin eût, sans aucun doute, prolongé fort avant dans la nuit ces réflexions semi-dithyrambiques; mais il se vit interrompu par un incident, fort grave en vérité. La place du milieu, qu'il occupait dans le coupé de la voiture, était garnie de chaque côté, à la hauteur de la tête, de deux petits coussinets, destinés à prêter un point d'appui au sommeil du voyageur. Naturellement, M. Boudin devait appuyer sa

tête contre l'un ou l'autre de ces coussins; or, ayant l'habitude de dormir sur le côté droit, pour que la respiration du cœur demeurât plus libre, il avait pris position sur le coussin de droite, c'est-à-dire du côté de la jeune dame celle-ci semblait alors dormir, et avait la figure tournée vers le coin de la voiture; mais tout à coup elle fit un mouvement et vint poser sa tête de l'autre côté du coussinet en question. M. Boudin, qui était tout occupé de maudire, in petto, le dieu des sots et des faibles, tressaillit en ressentant au travers de son oreiller cette soudaine pression. Notez que ledit oreiller se trouvait fort étroit, et que, la dame ayant la tête nue, plusieurs boucles de ses longues anglaises dépassaient l'extrémité du coussin, de façon qu'au moindre cahot elles allaient et venaient tout près des lèvres du jeune philosophe, quoique, sur l'honneur, il n'avançât pas la tête d'une seule ligne : ces boucles flottantes avaient, de plus, l'indiscrétion d'être parfumées d'une fine odeur très-pénétrante et qui allait au cœur. Que faisait cependant M. Boudin en cette position perplexe? Il rougissait à part lui et débattait ainsi dans sa pensée pudibonde :

n'est

« Évidemment je suis à ma place, et cette dame que tout juste à la sienne, car ces coussinets ont été créés au bénéfice du no 5..... Peut-être cette dame a-t-elle, il est vrai, l'habitude de dormir sur le côté gauche, et je ne saurais lui reprocher d'avoir obéi à cette habitude; mais, d'autre part, je sais bien que je

ne puis, moi, dormir que sur le côté droit, donc il serait fort injuste que je me privasse de sommeil. A vrai dire, si ces cheveux continuent leur manége, je ne pourrai guère dormir, même sur le côté droit; mais je suis bien certain que je ne dormirais jamais sur le côté gauche... »

Comme il flottait dans ces syllogismes intérieurs, la belle voyageuse, qui ne dormait point non plus sur le côté gauche, se mit tout doucement à fredonner entre ses dents; c'était un air inconnu, monotone, où les mêmes notes traînantes revenaient sans cesse avec une douceur infinie : le mouvement de la voiture faisait trembler un peu la voix de la chanteuse, et, comme elle tenait en chantant les dents serrées, il se mêlait à son chant un petit bruit d'ivoire, comme si elle eût frappé légèrement de ses ongles les touches d'un clavier; enfin, le galop des chevaux et les sonnettes qu'ils avaient au cou voilaient encore cette cantilène mystérieuse, endormie, dont la dame aux yeux bruns semblait se bercer elle-même dans un demisommeil. La lune se trouvait alors du côté de celle qui chantait, et sa lumière, gazée par un léger brouillard, tremblait derrière la vitre, et courait de toute la vitesse de la voiture à travers les sapins et les chênes qui bordaient la route. Cet air mélancolique, chanté comme derrière les lèvres de sa voisine, cette lune vagabonde qui le regardait de ses grands yeux, jetaient M. Boudin dans une émotion indéfinissable; il

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