Page images
PDF
EPUB

luy, mais comme ce n'eft qu'une juste punition, elle ne nous fait point de pitié, & ne nous imprime aucune crainte, dautant que nous ne fommes pas fi méchants que luy , pour eftre capables de fes crimes, &. en apprehender une auffi funeste iffuë.

11 reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémitez, par le choix d'un homme, qui ne foit ny tout-à-fait bon , ny tout-à-fait méchant, & qui par une faute, ou foiblefle humaine, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas. Aristote en donnepour éxemple Oedipe, & Thyeste, en quoy. veritablement je ne comprens point sa penfée. Le premier me femble ne faire aucune faute, bien qu'il tuë fon Pére, parce qu'il ne le connoît pas, & qu'il ne fait que dispu

ter le chemin en homme de cœur contre un Inconnu qui l'attaque avec avantage. Néantmoins comme la fignification du mot Gree duápnua peut s'étendre à une fimple erreur de méconnoiffance, telle qu'étoit la fienne, admettons le avec ce Philofophe, bien que je ne puiffe voir quelle paffion il nous donne à purger, ny dequoy nous pouvons nous corriger fur fon exemple. Mais pour Thyeste,. je n'y puis découvrir cette probité commune, ny cette faute fans crime, qui le plon. ge dans fou malheur. Si nous le regardons avant la Tragédie qui porte fon nom, c'eft un incestüeux qui abufe de la Femme de fon Frére. Si nous le confidérons dans la Tragédie, c'est un homme de bonne foy

>

qui s'affeure fur la parole de fon Frére, avec qui il s'eft reconcilié. En ce premier état il eft très-criminel; en ce dernier, très-homme de bien. Si nous attribüons fon malheur à fon inceste, c'est un crime dont l'Auditoire n'est point capable, & la pitié qu'il prendra de luy n'ira point jusqu'à cette crainte qui purge, parce qu'il ne luy reffemble point. Si nous imputons fon defastre à la bonne foy quelque craine pourra fuivre la pitié que nous en aurons, mais elle ne purgera qu'une facilité de confiance fur la parole d'un Ennemy reconcilié, qui eft plutoft une qualité d'honnefte homme, qu'une vicieufe habitude, & cette purgation ne fera que bannir la fincérité des reconciliations. J'avoue donc avec franchife que je n'entens point l'application de cetéxemple

J'avoûray plus. Si la purgation des paffions le fait dans la Tragédie, je tiens qu'elle fe doit faire de la maniére que je l'explique; mais je doute fi elle s'y fait jamais, & dans celles-là mefme qui ont les conditions que demande Aristote. Elles fe rencontreur dans le Cid, & en ont caufé le grand fuccès. Rodrigue & Chimene y ont cette probité fujette aux paffions, & ces paffions font leur malheur, puisqu'ils ne font malheureux qu'autant qu'ils fout paffionnez l'un pour l'autre. Ils tombent dans l'infélicité par cette foiblefle humaire dont nous fommes capables comme eux, leur malbeur fait pitié, cela eft constant, & il en a coûté aflez de

lar

larmes aux Spectateurs pour ne le point contester. Cette pitié nous doit donner une crainte de tomber dans un pareil malheur, & purger en nous ce trop d'amour qui caufe leur infortune, & nous les fait plaindre; mais je ne fçay fi elle nous la donne, ny fi elle le purge, & j'ay bien peur que le raisonnement d'Aristote fur ce point ne foit qu'une belle idée, qui n'ait jamais son effet daus la vérité. Je m'en rapporte à ceux qui en ont veu les repréfentations: ils peuvent en demander compte au fecret de leur cœur, & repaffer fur ce qui les a touchez au Théatre, pour reconnoiftre s'ils en font venus par là jusqu'à cette crainte refléchie, & fi elle a rectifié en eux la paffion qui a caufé la disgrace qu'ils ont plainte. Un des Interprétes d'Aristote veut qu'il n'ait parlé de cette purgation des paffions dans la Tragédie, que parce qu'il écrivoit après Platon, qui bannit les Poëtes Tragiques de la République, parce qu'ils les remücut trop fortement.Comme il écrivoit pour le contredire, & montrer qu'il n'est pas propos de les bannir des Etats bien policez, il a voulu trouver cette utilité dans ces agitations de l'ame, pout les rendre recommandables par la raison mefine, fur qui l'autre fe fonde pour les bannir. Le fruit qui peut naiftre des impreffions que fait la force de l'exemple luy mauquoit; la puni tion des méchantes actions, & la récompenfe des bonnes, n'étoient pas de l'ufage de fon fiécle, comme nous les avons rendues de celuy

[ocr errors]

du

du noftre; & n'y pouvant trouver une utilité folide, hors celle des Sentences & des Discours Didactiques, dont la Tragédie fe peut pafler felon fon avis, il en a fubstitüé une, qui peut-eftre n'eft qu'imaginaire. Du moins, fi pour la produire il faut les conditions qu'il demande, elles fe rencontrent fi rarement, que Robortel ne les trouve que dans le feul Oedipe, & foûtient que ce Philofophe ne nous les prescrit pas comme si néceffaires, que leur manquement rende un Ouvrage défectueux, mais feulement comme des idées de la perfection des Tragédies. Noftre Siécle les a veuës dans le Cid, mais je ne fçay s'il les a veuës en beaucoup d'autres, & fi nous voulons rejetter un coup d'œil fur cette Regle, nous avoûrons que le fuccès a justifié beaucoup de Pieces, où elle n'eft pas obfervée.

L'exclufion des perfonnes tout-à fait vertueufes qui tombent dans le malheur, bannit les Martyrs de noftre Théatre. Polyeucte y a réüffi contre cette Maxime, & Héraclius & Nicomede y ont plû, bien qu'ils n'impriment que de la pitié, & ne nous donnent rien à craindre, ny aucune paffion à purger, puisque nous les y voyons opprimez, & près de périr, fans aucune faute de leur part, dont nous puiffions nous corriger fur leur éxemple.

Le malheur d'un homme fort méchant n'excite ny pitié, ny crainte, parce qu'il n'eft pas digne de la premiere, & que les Specta* 5

teurs

[ocr errors]
[ocr errors]

teurs ne font pas méchants comme luy, pour
concevoir l'autre à la veuë de fa punition:
mais il feroit à propos de mettre quelque dis-
tinction entre les crimes. Il en eft dont les hon- -
neftes gens font capables par une violence de
paffion, dont le mauvais fuccès peur faire effet
dans l'ame de l'Auditeur. Un honnefte hom-
me ne va pas voler au coin d'un Bois, ny faire
un aflaffinat de fang froid; mais s'il elt bien
amoureux, il peut faire une fupercherie à fon
Rival, il peut s'emporter de colére, & tuër
dans un premier mouvement, & l'ambition
le peut engager dans un crime, ou dans une
action blamable. Il eft peu de Méres quie
vouluffent affaffiner, ou empoifonner leurs en-
fans, de peur de leur rendre leur bien, comme
Cléopatre dans Rodogune; mais il en eft aflez
qui prennent gouft à en joüir, & ne s'en des-
daififfent qu'à regret, & le plus tard qu'il leur
eft poffible.Bien qu'elles ne foient pas capables
d'une action fi noire & fi dénaturée, que celle
decette Reine de Syrie, elles ont en elles quel
que teinture du principe qui l'y porta, & la
veuë de la juste punition qu'elle en reçoit leur
peut
faire craindre, non pas un pareil mal-
heur, mais une infortune proportionnée à ce
qu'elles font capables de commettre. Ilen eft
ainfi de quelques autres crimes qui ne font
pas de la portée de nos Auditeurs. Le Lecteur
en pourra faire l'éxamen & l'application,
fur cet exemple.

Cependant quelque difficulté qu'il y ait à trouver cette purgation effective & fenfible

des

« PreviousContinue »