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quence, qu'il y a des occafions où il faut préferer le vray-femblable au néceffaire, d'autres où il faut préferer le néceflaire au vray-femblable. La raifon en eft, que ce qu'on employe le dernier dans les propofitions alternatives, y eft placé comme un pis aller, dont il faut fe contenter, quand on ne peut arriver à l'autre, & qu'on doit faire effort pour le premier avant que de le réduire au second, où l'on n'a droit de recourir qu'au defaut de ce premier.

Pour éclaircir cette préference mutuelle du vray-femblable au néceflaire, & du nécessaire au vray-femblable, il faut distinguer deux chofes dans les actions qui compofent la Tragédie. La premiere confiste en ces actions mefmes, accompagnées des inféparables circonstances du temps & du lieu, & l'autre en la liaison qu'elles ont enfemble, qui les fait naiftre l'une de l'autre. En la premiere, le vray-femblable eft à préferer au néceflaire, & le néceffaire au vray-femblable dans la feconde.

Il faut placer les actions où il eft plus facile & mieux féant qu'elles arrivent, & les faire arriver dans un loifir raisonnable, fans les preffer extraordinairement, fi la néceffité de les renfermer dans un lieu & dans un jour ne nous y oblige. J'ay déja fait voir en l'autre Discours, que pour conferver l'unité de lieu, nous faifons parler fouvent des personnes dans une Place publique, qui vray-femblablement 'entretiendroient dans une chambre, & je alleure que fi on racontoit dans un Roman

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ce que je fais arriver dans le Cid, dans Polyeucte, dans Pompée, ou dans le Menteur, on luy donneroit un peu plus d'un jour pour l'étendue de fa durée. L'obéiffance que nous devons aux Régles de l'unité de jour & de lieu, nous dispenfe alors du vray-femblable, bien qu'elle ne nous permette pas l'impoffi ble: mais nous ne tombons pas toûjours dans cette néceffité, & la Suivante, Cinna, Théodore, & Nicomede n'ont point eu besoin de s'écarter de la vray-femblance, à l'égard du temps, comme ces autres Poëmes.

Cette réduction de la Tragédie au Roman eft la pierre de touche, pour démefter les actions neceflaires d'avec les vray-femblables. Nous fommes gefnez au Théatre par le lieu, par le temps, & par les incommoditez de la reprefentation, qui nous empefchent d'expofer à la veuë beaucoup de Perfonnages tout à la fois, de peur que les uns demeurent fans action, ou troublent celle des autres. Le Roman n'a aucune de ces contraintes. Il donne aux actions qu'il décrit tout le loifir qu'il leur faut pour arriver, il place ceux qu'il fait parler, agir, ou réver, dans une chambre, dans une foreft, en Place publique, felon qu'il eft plus à propos pour leur action particuliere; il a p pour cela tout un Palais, toute une Ville, tout un Royaume, toute la Terre, où les promener, & s'il fait arriver, ou raconter quelque chofe en prefence de trente perfonnes, il en peut décrire les divers fentimens l'un après l'autre. C'eft pourquoy il n'a jamais aucune liberté de fe départir de la ** 7

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vray-femblance, parce qu'il n'a jamais aucune raifon, ny excufe légitinie pour s'en écarter.

Comme le Théatre ne nous laiffe pas tant de facilité de réduire tout dans le vray-femblable, parce qu'il ne nous fait rien (çavoir que par des gens qu'il expose à la veuë de l'Auditeur en peu de temps, il nous en dispense auffi plus aifément. On peut foûtenir que ce n'est pas tant nous en dispenfer, que nous permettre une vray - femblance plus large: mais puis qu'Aristote nous autorife à y traiter les chofes felon le néceffaire j'aime mieux dire que tout ce qui s'y paffe d'une autre façon qu'il ne fe pafferoit dans un Roman, n'a point de vray - femblance à le bien prendre, & fe doitranger entre les actions néceflaires.

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L'Horace eu peut fournir quelques exemples. L'unité du lieu y eft exacte, tout s'y paffe dans une Salle. Mais fi on en faifoit un Roman avec les mefmes particularitez de Scéne en Scéne, que j'y ay employées, feroit-on tout pafler dans cette Salle? A la fin du premier Acte, Curiace & Camille fa Maîtreffe vont rejoindre le reste de la famille, qui doit eftre dans un autre Apartement; Entre les deux Actes, ils y reçoivent la Nouvelle de l'élection des trois Horaces; à l'ouverture du fecond Curiace paroît dans cette mefme Salle pour l'en congratuler. Dans le Roman il auroit fait cette congratulation au mefme lieu où l'on en reçoit la Nouvelle en prefence de toute la famille, & il n'est point

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vray-femblable qu'ils s'ecartent eux deux pour cette conjoüiflance; mais il eft neceffaire pour le Théatre, & à moins que cela les fentimens des trois Horaces, de leur Pére, de leur Soeur, de Curiace, & de Sabine,fe fuffent prefentez à faire paroiftre tous à la fois. Le Roman qui ne fait rien voir en fuft aisement venu à bout: mais fur la Scéne il a fallu les féparer, Four y mettre quelque ordre, & les prendre l'un après l'autre, en commençant par ces deux-cy, que j'ay éte forcé de ramener dans cette Salle fans vrayfemblance, Cela paffé, le reste de l'Acte eft tout-àfait vray-femblable, & n'a rien qu'on fuft obligé de faire arriver d'une autre maniere dans le Roman. A la fin de cet Acte, Sabine & Camilie outrées de déplaifir fe retirent de cette Salle, avec un emportement de douleur, qui vray-femblablement va renfermer leurs larmes dans leur chambre, où le Roman les feroit demeurer, & y recevoir la Nouvelle du combat. Cependant, par la néceflité de les faite voir aux Spectateurs, Sabine quitte fa chambre au commencement du troifiéme Acte, & revient entretenir fes douloureufes inquiétudes dans cette Salle, où Camille la vient trouver. Cela fait, le reste de cet Acte eft vray femblable, comme en l'autre, & fi vous voulez éxaminer avec cette rigueur les premieres Scenes des deux derniers, vous trouverez peut-eftre la mefine chofe, & que le Roman placeroit fes Perfonnages ailleurs qu'en certe Salle, s'ils en étoient une fois fortis, comme ils en fortent à la fin de chaque A&e.

Ces éxemples peuvent fuffire pour expliquer comme on peut traiter une action felon le neceflaire, quand on ne la peut traiter felon le vrav-femblable, qu'on doit toûjours preferer au nécessaire, lors qu'on ne regarde que les actions en elles-mefmes.

Il n'en va pas ainfi de leur liaifon qui les fait naitre l'une de l'autre. Le néceflaire y eft à préferer au vray-femblable: non que cette liaiton ne doive toûjours eftre vray-femblable; mais parce qu'elle eft beaucoup meilleure, quand elle eft vrayfemblable & néceflaire tout enfemble. La raifon en eft aifée à concevoir. Lors qu'elle n'eft que

vray-femblable, fans eftre néceffaire, le Poëme s'en peut pafler, & elle n'y eft pas de grande importance; mais quand elle eft vray-femblable & neceffaire, elle devient une partie effentielle du Poëme, qui ne peut fubfister fans elle. Vous trouverez dans Cinna des éxemples de ces deux fortes de liaifons; j'appelle ainfi la maniére dont une action eft produite par l'autre. Sa conspiration contre Auguste eft caufée néceffairement par l'amour qu'il a pour Emilie, parce qu'il la veut époufer, & qu'elle ne veut fe donner à luy qu'à cette condition. De ces deux actions, l'une eft vraye, l'autre eft vray-femblable, & leur liaison eft néceflaire. La bonté d'Auguste donne des remords & de l'irréfolution à Cinna; ces remords & cette irréfolution ne font caufez que vray-femblablement par cette bonté, & n'ont qu'une liaison vray-femblable avec elle, parce que Cinna pouvoit demeurer dans la fermeté, & arriver à fon but, qui eft d'époufer Æmilie. Il la confulte dans cette irréfolution; cette confultation n'eft que vray-femblable, mais elle eft un effet néceffaire de fon amour, parce ques s'il cuft rompu la conjuration fans fon aveu, il ne fuft jamais arrivé à ce but qu'il s'étoit propofé, & par conféquent voilà une liaison néceflaire entre deux actions vrayfemblables, ou fi vous l'aimez mieux, une production néceffaire d'une action vray-femblable par une autre pareillement vray-femblable.

Avant que d'en venir aux définitions & divifions du vray-femblable & du néceflaire, je fais encor une reflexion fur les actions qui compofent la Tragédie, & trouve que nous pouvons y en faire entrer de trois fortes, felon que nous le jugeons à propos. Les unes fuivent l'Histoire, les autres ajoûtent à l'Histoire, les troisièmes falfifient l'Histoire. Les premieres font vrayes, les fecondes quelquefois vray-femblables, & quelquefois néceffaires, & les derniéres doivent toûjours eftre néceflaires.

Lors qu'elles font vrayes, il ne faut point fe mettre en peine de la vray femblance, elles n'ont pas befoin de fon fecours. Tout ce qui s'est fait, manifestement s'eft pu faire, dit Aristote, parce que s'il ne

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