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cacher l'événement à la veuë, & de le faire fçavoir par un récit qui frape moins que le Spectacle, & nous impofe plus aifément.

C'eft par cette raifon qu'Horace ne veut pas que Médée tue les Enfans, ny qu'Atrée falle roftir ceux de Thyeste à la veuë du Peuple. L'horreur de ces actions engendre une repu guance à les croire, auffi bien que la Métamorphofe de Progné en oifeau, & de Cadmus en ferpent, dont la reprefentation presque impoflible excite la mefme incrédulité, quand on la hazardeaux yeux du Spectateur. Quacumque offendis mihi fic, incredulus odi. Je paffe plus outre, & pour rexténuer, ou retrancher cette horreur dangereufe d'une action Historique, je voudrois la faire arriver fans la participation du premier Acteur, pour qui nous devons toûjours ménager la faveur de l'Auditoire. Après que Cléopatre eut tué Seleucus, elle prefenta du poifon à fon autre Fils Antiochus à fon retour de la chaffe, & ce Prince foupçonnant ce qui en étoit, la contraignit de le prendre, & la força à s'empoifonner. Si j'eufle fait voir cette action fans y rien changer, c'euft été punir un parricide par un autre parricide; on euft pris averfion pour Antiochus, & il a été bien plus doux de faire qu'elle-mefme, voyant que fa haine & fa noire perfidie alloient eft re découvertes, s'empoilonne dans fon defespoir, à deflein d'envelopper ces deux Amants dans fa perte, en leur oftant tout sujet de défiance. Cela fait deux effets. La punition de cette impitoyable Mére laifle un plus fort ** 4

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éxemple, puisqu'elle devient un effet de la justice du Ciel, & non pas de la vangeance des hommes; d'autre cofté Antiochus ne perd rien de la compaffion, & de l'amitié qu'on avoit pour luy, qui redoublent plûtoft qu'elles ne diminuent, & enfin l'action Historique s'y trouve confervée malgré ce changement, puisque Cléopatre périt par le meline poifon qu'elle prefente à Antiochus.

Phocas étoit un tyran, & la mort n'étoit pas un crime; cependant il a été fans doute plus à propos de la faire arriver par la main d'Exupere, que par celle d'Heraclius. C'est un foin que nous devons prendre de préserver nos Héros du crime tant qu'il fe peut, & les exempter même de tremper leurs mains dans le fang, fi ce n'eft en un juste combat. J'ay beaucoup ofé dans Nicomede. Prufias fon Pére l'avoit voulu faire affaffiner dans fon Armée, fur l'avis qu'il en eut par les affaffins mefmes, il entra dans fon Royaume, s'en empara, & reduifit ce malheureux Pére à fe cacher dans une caverne, où il le fit assasfiner luy-même. Je n'ay pas pouffé l'Histoirejusque là, & après l'avoir peint trop vertueux pour l'engager dans un parricide, j'ay crû que je pouvois me contenter de le rendre maistre de la vie de ceux qui le perfecu toient, fans le faire pafler plus avant.

Je ne fçaurois diffimuler une délicateffe que j'ay fur la mort de Clytemnestre, qu'Aristote nous propofe pour éxemple des actions qui ne doivent point eftre changées. Je veux bien avec luy qu'elle ne meure que de la main

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de fon Fils Oreste, mais je ne puis fouffrir chez Sophocle que ce Fils la poignarde de def fein formé, cependant qu'elle eft à genoux devant luy, & le conjure de luy laiffer la vie. Je ne puis mefme pardonner à Electre, qui paffe pour une vertueufe opprimée dans le reste de la Piece, l'inhumanité dont elle encourage fon Frére à ce parricide. C'eft un Fils qui vange fon Pére, mais c'est sur sa mére qu'il le vange. Seleucus & Antiochus avoient droit d'en faire autant dans Rodogune, mais je n'ay ofé leur en donner la moindre pensée. Auffi noftre maxime de faire aimer nos principaux Acteurs n'étoit pas de l'ufage des Anciens, & ces Républicains avoient une fi forte haine des Rois. qu'ils voyoient avec plaifir des crimes dans les plus innocens de leur race. Pour rectifier ce Sujet à nôtre mode, il faudroit qu'Oreste n'euft deffein que contre Ægiste, qu'un reste de tendreffe respectueufe pour fa Mére luy eu fift remettre la punition aux Dieux, que cette Reine s'opiniastrast à la protection de fon adultere, & qu'elle fe mift entre fon Fils & luy fi malheureusement, qu'elle reçût le coup que ce Prince vouloit porter à cet aflaffin de fon Pére. Ainfi elle mourroit de la main de fon Fils, comme le veut Aristote, fans que la barbarie d'Oreste nous fift horreur, comme dans Sophocle, ny que fon action méritaft des Furies vangereffes pour le tourmenter, puis qu'il demeureroit innocent.

Le mefme Aristote nous autori e à en ufer de cette maniere, lors qu'il nous apprend que ** S

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le Poete n'eft pas obligé de traiter les chofes comme elles fe font paffées, mais comme elles ont pû, ou du fe passer felon le vray-femblable, où le neceffaire. Il répete fouvent ces derniers mots, & ne les explique jamais. Je tâcheray d'y fuppléer au moius mal qu'il me fera poffible, & j'espere qu'on me pardonnera, fije m'abufe.

Je dis donc premierement, que cette liberté qu'il nous laiffe d'embellir les actions Historiques par des inventions vray-femblables n'emporte aucune défense de nous écarter du vray-femblable dans le befoin. C'est un privilége qu'il nous donne, & non pas une fervitude qu'il nous impofe. Cela eft clair par fes paroles melmes. Si nous pouvons traiter les choses felon le vray-femblable, ou felon le neceflaire, nous pouvons quitter le vray femblable pour fuivre le neceffaire, & cette alternative met en nôtre choix de nous fervir de celuy des deux que nous jugeons le plus à propos.

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Cette liberté du Poëte fe trouve encor en termes plus formels dans le vingt & cinquiéme Chapitre, qui contient les excuses, plûtolt les justifications, dont il fe peut fervir contre la cenfure. il faut, dit-il, qu'il fuive un de ces trois moyens de traiter les chofes,

qu'il les reprefente ou comme elles ont été, ou comme on dit qu'elles ont été, ou comme el les ont dû eftre: par où il luy donne le choix, ou de la verité Historique, ou de l'opinion commune furquoy la Fable cft fondée, ou de la vray-femblance. Il ajoûte en fuite. Si

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on le reprend de ce qu'il n'a pas écrit les chofes dans la vérité, qu'il réponde qu'il les a écrites comme elles ont dû eftre; fi on luy impute de n'avoir fait ny l'un ny l'autre, qu'il je défende fur ce qu'en publie l'opimon commune me en ce qu'on raconte des Dieux, dont la plus grande partie n'a rien de veritable. Et un peu plus bas. Quelquefois ce n'est pas le meilleur qu'elles fe fcient paffées de la maniere qu'il décrit, neantmoins elles fe font paffées effectivement de cette maniere, & par confequent il eft hors de faute. Ce dernier Paffage montre que nous ne fommes point obligez de nous écarter de la verité, pour donner une meilIcure forme aux actions de la Tragédie par les ornemens de la vray-femblance, & le montre dautant plus fortement, qu'il demeure pour constant par le fecond de ces trois Paflages, que l'opinion commune fuffit pour nous justifier, quand nous n'avons pas pour nous la verité, & que nous pourrions faire quelque chofe de mieux que ce que nous faifons, fi nous recherchions les beautez de cette vrayfemblance. Nous courons par là quelque risque d'un plus foible faccès, mais nous ne péchons que contre le foin que nous devions avoir de noftre gloire, & non pas contre les Regles du Théatre.

Je fais une feconde remarque fur ces termes de vray-femblable & de néceffaire dont l'ordre le trouve quelquefois renverfé chez ce Philofophe, qui tantoft dit felon le neceffaire ou le vray-femblable, & tantoft felon le vray-femblable ou le néceffaire. D'où je tire une confe

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