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Je n'ofe decider fi abfolument de la feconde espéce. Qu'un homme prenne querelle avec un autre,& que l'ayant tué il vienne à le reconnoître pour fon Pere, ou pour fon Frere, & en tonibe au de espoir, cela n'a rien que de vrayfemblable, & par confequent on ne le peut inventer; mais d'ailleurs, cette circonstance de tuer fon Pere ou fon Frere fans le connoître eft fi extraordinaire, & fi éclatante, qu'on a quelque droit de dire que l'Histoire n'ofe manquer à s'en fouvenir quand elle arrive entre de perfonnes illustres, & de refuser toute croyance à de tels évenemens, quand elle ne les marque point. Le Théatre ancien ne nous en fournit aucun exemple qu'Oedipe, & je ne me fouviens point d'en avoir veu aucun autre chez nos Historiens. Je fçay que cet évenement fent plus la Fable que l'Histoire, & que par confequent il peut avoir été inventé, ou en tout, ou en partie; mais la Fable & l'Histoire de l'Antiquité font fi meflées enfemble, que pour n'eftre pas en peril d'en faire un faux discernement, nous leur donnons une égale autorité fur nos Théatres. Il fuffit que nous n'inventions pas ce qui de foy n'eft point vray-femblable, & qu'étant inventé de longue-main, il foit devenu fi bien de la connoiffance de l'Auditeur, qu'il ne s'éfarouche point à le voir fur la Scene. Toute la Métamorphofe d'Ovide eft manifestement d'invention on peut en tirer des Sujets de Tragé die, mais non pas inventer fur ce modelle, fi cen'eft des Epilodes de mefme trempe. La raifonen elt, que bien que nous ne devions

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rien inventer que de vray-femblable, & que ces Sujets Fabuleux, comme Andromede & Phaëton, ne le foient point du tout, inventer des Epifodes, ce n'eft pas tant inventer, qu'ajoûter à ce qui eft déja inventé; & ces Epifodes trouvent une espece de vray femblance dans leur rapport avec l'action principale, en forte qu'on peut dire que fuppofé que cela fe foit pu faire, il s'eft pû faire comme le Poëte

le décrit.

De tels Epifodes toutefois ne feroient pas propres à un Sujet Historique, ou de pure invention, parce qu'ils manqueroient de rapport avec l'action principale, & feroient moins vray-femblables qu'elle. Les apparitions de Venus & d'Aole ont eu bonne grace dans Andromede; mais fi j'avois fait defcendre Jupiter pour reconcilier Nicomede avec fon Pére, ou Mercure pour reveler à Auguste la conspiration de Cinna, j'aurois fait revolter tout mon Auditoire, & cette merveille auroit détruit toute la croyance que le reste de l'action auroit obtenue. Ces dénouëmens par des Dieux de Machine font fort fréquens chez les Grecs, dans des Tragédies qui paroiffent Historiques, & qui font vray-femblables à cela près Aufi Aristote ne les condamne pas tout-à-fait,& fe contente de leur préférer ceux qui viennent du Sujet. Je ne fçay ce qu'en décidoient les Athéniens qui étoient leurs Juges, mais les deux éxemples que je viens de citer, montrent fuffifamment qu'il feroit dangereux pour nous de les imiter en cette forte de licence. On me dira que ces apparitions n'ont

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garde de nous plaire, parce que nous en fçavons manifestement la fauffeté, & qu'elles choquent nôtre Religion, ce qui n'arrivoit pas chez les Grecs. J'avoue qu'il faut s'accommoder aux mœurs de l'Auditeur, & à plus forte raifon à fa croyance; mais auffi doiton m'accorder que nous avons du moins autant de foy pour l'apparition des Anges & des Saints, que les Anciens en avoient t pour celle de leur Apollon &' de leur Mercure. Cependant qu'auroit-on dit, fi pour démesler Héraclius d'avec Marcian, après la mort de Phocas, je me fuffe fervy d'un Ange? Ce Poëme eft entre des Chrétiens, & cette apparition y auroit eu autant de justeffe que celle des Dieux de l'Antiquité dans ceux des Grecs; c'euft été neantmoins un fecret infaillible de rendre celuy-là ridicule, & il ne faut qu'avoir un peu de fens commun pour en demeurer d'accord. Qu'on me permette donc de dire avec Tacite: Non omnia apud priores meliora, fed noftra quoque atas multa laudis & artium imitanda pofteris tulit.

Je reviens aux Tragédies de cette feconde espéce, où l'on ne connoît un Pere, ou un Fils, qu'après l'avoir fait périr, & pour conclurre en deux mots après cette digreffion, je ne condamnerai jamais perfonne pour en avoir inventé,mais je ne les permettray jamais.

Celles de la troifième espéce ne reçoivent aucune difficulté. Non feulement on les peut inventer, puisque tout y eft vray-femblable, & fuit le train commun des affections natureles, mais je doute mefme fi ce ne feroit point

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les bannir du Théatre, que d'obliger les Poëtes à en prendre les Sujets dans l'Histoire.Nous n'en voyons point de cette nature chez les Grecs, qui n'ayent la mine d'avoir été inventez par leurs Auteurs. 11 fe peut faire que la Fable leur en aye prété quelques-uns. Je n'ay pasles yeux affez pénétrans pour percer de fi épaiffes obscuritez, & déterminer fi l'Iphigenie in Tauris, eft de l'invention d'Euripide, comme fon Héléne, & fon Ion, ou s'il l'a prife d'un autre; mais je croy pouvoir dire qu'il eft très-mal-aifé d'en trouver dans l'Histoire, foit que tels évenemens n'arrivent que très-rarement foit qu'ils n'ayent pas affez d'éclat pour y mériter une place. Celuy de Théfée reconnu par le Roy d'Athenes fon Pére, fur le point qu'il l'alloit faire périr, eft le feul dont il me fouvienne. Quoy qu'il en foit, ceux qui aiment à les mettre fur la Scéne peuvent les inventer fans crainte de la cenfure. Ils pourront produire par là quelque agréable fuspenfion dans l'esprit de l'Auditeur, mais il ne faut pas qu'ils fe promettent de luy tirer beaucoup de larmes.

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L'autre question, s'il eft permis de changer quelque chofe aux Sujets qu'on emprunte de l'Histoire, ou de la Fable, femble décidée en termes affez formels par Aristote, lors qu'il dit, qu'il ne faut point changer les Sujets receus,

que Clytemnestre ne doit point eftre tuée par un autre qu'Oreste, ny Eriphile par un autre qu'Alemaon. Cette décifion peut toutefois recevoir quelque distinction, & quelque tempérament.Il eft constant que les circonstances,

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ou fi vous l'aimez mieux, les moyens de parvenir à l'action demeurent en noftre pouvoir. L'Histoire fouvent ne les marque pas, ou en rapporte fi peu, qu'il eft befoin d'y fuppléer pour remplir le Poëme; & mefme il y a quelque apparence de préfumer que la mémoire de l'Auditeur qui les aura leuës autrefois, ne s'y fera pas fi fort attachée, qu'il s'aperçoive allez du changement que nous y aurons fait pour nous accufer de menfonge; ce qu'il ne manqueroit pas de faire, s'il voyoit que nous changeaffions l'action principale. Cette falfification feroit caufe qu'il n'ajoûteroit aucune foy à tout le reste; comme au contraire il croit ailément tout ce reste, quand il le voit fervir d'acheminement à l'effet qu'il fçait véritable, & dont l'Histoire luy a laiffé une plus forte impreffion. L'éxemple de la mort de Clytemnestre peut fervir de preuve à ce que je viens d'avancer. Sophocle & Euripide l'ont traitée tous deux, mais chacun avec un nœud & un dénouement tout-à-fait different l'un de l'autre, & c'eft cette difference qui empefche que ce ne foit la mefmne Piece, bien que ce foit le mefme Sujet, dont ils ont con fervé l'action principale.. Il faut donc la conferver comme eux, mais il faut éxaminer en mefme temps fi elle n'eft point fi cruelle, ou fi difficile à reprefenter, qu'elle puiffe diminuër quelque chofe de la croyance que l'Auditeur doit à l'Histoire, & qu'il veut bien donner à la Fable, en fe mettant à la place de ceux qui l'ont prife pour une vérité. Lors que cet inconvenient est à craindre, il eft bon de

cacher

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