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de reconnoiftre fon injustice, après que le foûlevement de fon Peuple, & la generofité de ce Fils qu'il vouloit aggrandir aux dépens de fon aîné, ne luy permettent plus de la faire réüffir.

Ce n'eft pas démentir Aristote, que de l'expliquer ainfi favorablement pour trouver dans cette quatrième maniere d'agir qu'il rebute, une espéce de nouvelle Tragédie plus belle que les trois qu'il recommande, & qu'il leur euft fans doute preferée, s'il l'euft connue. C'eft faire honneur à noftre Siecle, fans rien retrancher de l'autorité de ce Philofophe; mais je ne fçay comment faire pour luy conferver cette autorité, & renverfer l'ordre de la préference qu'il établit entre ces trois espéces. Cependant je pense eftre bien fondé fur l'experience, à douter fi celle qu'il estime la moindre des trois, n'est point la plus belle, & fi celle qu'il tient la plus belle, n'eft point la moindre. La raison eft que celle cy ne peut exciter de pitié. Un Pere y veut perdre fon Fils fans le connoiftre, & ne le regarde que comme indifferent, & peut-eftre comme ennemy. Soit qu'il paffe pour l'un ou pour l'autre, fon peril n'eft digne d'aucune commiferation felon Aristote mefme, & ne fait naiftre en l'Auditeur qu'un certain mouvement de trépidation interieure, qui le porte à craindre

que ce Fils ne periffe avant que l'erreur foit découverte, & à fouhaiter qu'elle fe découvre affez toft pour l'empefcher de perir

ce

ce qui part de l'intereft qu'on ne manque jamais à prendre dans la fortune d'un homme aflez vertueux pour fe faire aimer; & quand cette reconnoiflance arrive, elle ne produit qu'un fentiment de conjoüiflance de voir arFiver la chofe comme on le fouhaitoit.

Quand elle ne fe fait qu'après la mort de l'inconnu, la compaffion qu'excitent les déplaifirs de celuy qui le fait perir, ne peut avoir grande étendue puisqu'elle eft reculée & renfermée dans la Catastrophe. Mais lors qu'on agit à vifage découvert, & qu'on fçait à qui on en veut, le combat des pallions contre la Nature, ou du devoir contre l'amour, occupe la meilleure partie du Poëme, & de là naiffent les grandes & fortes émotions, qui renouvellent à tous momens, & redoublent la commiferation. Pour justifier ce raisonnement par l'experience, nous voyons que Chimene & Antiochus en excitent beaucoup plus que ne fait Oedipe de fa perfonne. je dis, de fa perfonne, parce que le Poëme entier en excite peut-eftre autant que le Cid, ou que Rodogune; mais il en doit une partie à Dircé, & ce qu'elle en fait naistre n'eft qu'une pitié empruntée d'une Episode.

Je fçay que l'Agnition eft un grand ornement dans les Tragédies, Aristote le dit, mais il eft certain qu'elle a fes incommoditez. Les Italiens l'affectent en la plupart de leurs Poëmes, & perdent quelquefois, par l'attachement, qu'ils y ont, beaucoup

d'oc

d'occafions de fentimens Pathétiques, qui auroient des beautez plus confiderables. Cela fe voir manifestement en la Mort de Crispe, faite par un de leurs plus beaux Esprits, Jean Baptiste Ghirardelli, & imprimée à Rome en l'année 1653. Il n'a pas manqué d'y cacher fa naiffance à Constanti, & d'en faire feulement un grand Capitaine, qu'il ne reconnoît pour fon Fils qu'après qu'il l'a fait mourir. Toute cette Piece eft fi pleine d'esprit & de beaux fentimens, qu'elle euft affez d'éclat pour obliger à écrire contre fon Auteur, & à la cenfurer fi-toft qu'elle parut. Mais combien cette naiffance cachée fans befoin, & contre la verité d'une histoire connuë, luy a t'elle dérobé de chofes plus belies que les brillans dont il a femé cet Ouvrage ? Les reflentimens, le trouble, l'irrefolution, & les déplaifirs de Constantin auroient été bien autres à prononcer un Arrest de mort contre fon Fils, que contre un foldat de fortune. L'injustice de fa préoccupation auroit été bien plus fenfible à Crispe de la part d'un Pere, que de la part d'un Maiftre; & la qualité de Fils augmentant la grandeur du crime qu'on luy impofoit, cuft en mesme temps augmenté la douleur d'en voir un Pere perfuadé. Fauste même auroit eu plus de combats interieurs pour entreprendre un inceste, que pour fe refoudre à un adultére, fes remords en auroient été plus animez, & fes defespoirs plus violens.

L'Au

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L'Auteur a renoncé à tous ces avantages Four avoir dédaigné de traiter ce Sujet, comme l'a traité de nôtre temps le Pere Stephonius Jefuite, & comme nos Anciens ont traité celuy d'Hyppolite, & pour avoir crû l'élever d'un étage plus haut, felon la penfée d'Aristote, je ne fçay s'il ne l'a point fait tomber au deffous de ceux que je viens de nommer.

Il y a grande apparence que ce qu'a dit ce Philofophe de ces divers degrez de perfection pour la Tragédie, avoit une entiere justeffe de fon temps, & en la prefence de fes compatriotes, je n'en veux point douter; mais auffi je ne me puis empescher de dire que le gouft de noftre Siecle n'eft point celuy du fien fur cette préference d'une espéce à l'autre, ou du moins, que ce qui plaifoit au dernier point à fes Atheniens ne plaift pas également à nos François, & je ne fçay point d'autre moyen de trouver mes doutes fupportables, & demeurer tout enfemble dans la veneration que nous devons à tout ce qu'il a écrit de la Poëtique.

Avant que de quitter cette matiere, examinons fon fentiment fur deux questions. touchant ces Sujets entre des perfonnes proches: l'une fi le Poëte les peut inventer, l'autre s'il ne peut rien changer en ceux qu'il tire de l'Histoire, ou de la Fable.

Pour la premiere, il eft indubitable que les Anciens en prenoient fi peu de liberté

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qu'ils arrétoient leurs Tragédies autour de peu de familles , parce que ces fortes d'actions étoient arrivées en peu de Familles; ce qui fait dire à ce Philofophe que la Fortune leur fournissoit des Sujets,

&

non pas l'Art. Je penfe l'avoir dit en l'autre Discours. Il femble toutefois qu'il en accorde un plein pouvoir aux Poëtes par ces paroles. Ils doivent bien ufer de ce qui eft receu,

inventer eux mefmes. Ces termes décideroient la question s'ils n'étoient point fi géneraux; mais comme il a pofé trois especes de Tragédies, felon les divers temps de connoiftre, & les diverfes façons d'agir, nous pouvons faire une reveuë fur toutes les trois, pour juger s'il n'eft point à propos d'y faire quelque distinction qui refferre cette liberté. J'en diray mon avis d'autant plus hardiment qu'on ne pourra m'imputer de contredire Aristote, pourveu que je la laifle entiereà quelqu'une des

trois.

J'estime donc en premier lieu qu'en celles où l'on fe propofe de faire périr quelqu'un que l'on connoît, foit qu'on achève, soit qu'on foit empefché d'achever, il n'y a aucune liberté d'inventer la principale action, mais qu'elle doit eftre tirée de l'Histoire, ou de la Fable. Ces entreprifes contre les proches ont toûjours quelque chofe de fi criminel, & de fi contraire à la Nature, qu'elles ne font pas croyables, à moins que d'eftre appuyées fur l'une ou fur l'autre, & jamais elles n'ont cette vray-femblance, fans laquelle ce qu'on invente ne peut eftre de mife,

P.Corn. II. Partie.

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Je

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