Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE I.

Mon père vient de me ramener à Paris, après m'avoir fait voyager avec lui pendant trois ans pour terminer mon éducation. Je vais commencer une existence nouvelle, jouir de ma liberté; mais ma déférence pour mon père sera la même. Seulement, elle deviendra plus volontaire; et il me semble que, pour lui comme pour moi, elle aura un mérite de plus.

Il m'a dit qu'avant de m'introduire dans le monde, il voulait me faire connaître les personnes chez lesquelles il avait l'intention de me conduire. — << Nous irons d'abord, a-t-il ajouté, chez madame de Senecey. C'est une femme d'une grande vertu, d'un esprit supérieur, capable des procédés les plus géné– reux, mais qu'on ne peut s'empêcher de craindre. » Ce sentiment, si peu d'accord avec l'éloge qu'il en faisait, m'a surpris. Quoique assez disposé à prendre sans examen les impressions que mon père veut me donner, je lui ai demandé comment des qualités si distinguées pouvaient produire un si triste résultat. «Elle voit beaucoup de monde, m'a-t-il répondu; chaque soir, elle écrit tout ce qu'elle a entendu dire dans la journée, le bien comme le mal;

on ne l'ignore pas : aussi, chez elle, le plus sage est gêné; il semble qu'en y arrivant chacun se pose devant une glace d'où il ne se perd pas de vue. »

Mon père, accoutumé à diriger mon esprit, n'a pas eu de peine à me convaincre que cette habitude, un peu inquiétante pour les autres, serait fort utile pour soi; qu'un jeune homme qui écrirait, sans rien omettre, ses actions, ses idées, les motifs qui l'ont entraîné, deviendrait nécessairement meilleur.

Les avantages que je pourrais retirer d'un examen fait de bonne foi ne me touchaient pas autant que le besoin d'avoir un ami avec qui je pusse être moi sans rien dissimuler. Pendant que mon père me parlait, je me persuadais que mon journal serait cel ami à qui je dirais tout, et que je prendrais pour ses réponses mes propres réflexions sur ma conduite. C'est de ce jour que commence mon travail : mais je le ferai précéder du récit des premiers événemens de ma vie.

Je n'ai point la prétention de faire des mémoires, ni un journal. Je chercherai seulement à me rendre un compte fidèle des différentes impressions de ma jeunesse. Si jamais j'ai l'honneur d'être chef de famille, je veux pouvoir dire à mes enfans : « Voilà ce que j'ai été; lisez, jugez, profitez si vous pouvez. » — J'ai souvent pensé qu'on devrait bien déguiser les reproches en conseils, tandis que, pour l'ordinaire, on présente les conseils comme des reproches.

J'écrirai avec sincérité, mais suivant mon hu

meur ou ma fantaisie. Quelquefois, après m'ètre abandonné à ma paresse, à mon insouciance, je rechercherai des souvenirs presque effacés; d'autres fois, plus ému, je m'arrêterai sur tous mes sentimens; ainsi que madame de Senecey, je dirai le bien, je dirai le mal, et j'oserai même devancer l'avenir.

CHAPITRE II.

J'ai été élevé dans la terre de mon père. Alors, comme aujourd'hui, il m'aimait avec une tendresse extrême, et je puis dire qu'il n'existait que pour moi. Mais son air sévère n'attirait point ma confiance. Lorsqu'il me voyait triste, et parfois ennuyé, il faisait de grands efforts pour se rapprocher de mon âge, et ces efforts mêmes m'avertissaient de la distance qui existait entre nous : ils me prouvaient trop que nous ne pouvions avoir aucun plaisir qui nous fût commun.

Pour que mon éducation ne se ressentit pas de son séjour à la campagne, il avait réuni près de lui des maîtres éclairés en tous genres. Surement, ils m'instruisaient avec plus de soin que si l'on m'eut placé dans un collége; mais là j'aurais été entouré de petits compagnons, enfans comme moi ; j'aurais été animé par l'émulation, j'aurais pu quelquefois éprouvé le sentiment de ma supériorité ; au lieu qu'avec ces graves personnages il n'yavait pas une cir

constance qui ne me fit reconnaître combien j'étais inférieur à chacun d'eux.

Mon père a toujours pensé qu'il suffit d'imprimer fortement dès l'enfance une vertu quelconque, pour que, par la suite, toutes les autres viennent s'y réunir, lors même qu'une jeunesse orageuse les aurait fait oublier.

Un grand respect pour sa parole lui paraît la base de l'honneur et de la considération parmi les hommes; ce fut donc là l'un des premiers principes de mon éducation. «Ne manquez jamais à votre parole, mon fils, » me disait-il sur tous les tons que la voix peut employer pour arriver à l'âme. Au milieu de mes jeux, après mes fautes, dans nos raccommodemens, il me rappelait cette fidélité, me la prescrivait avec l'autorité d'un père, me la demandait avec l'affection d'un ami.

Jusqu'à l'âge de seize ans, il ne m'a jamais permis de faire la plus légère promesse. « Vous tâcherez, vous essaierez de mieux faire, me disait-il ;

attendez, pour le promettre, que vous connaissiez la mesure du temps et la valeur des choses. »— L'habitude prise, dès l'enfance, de cette sévérité d'expression, a surtout contribué à me rendre d'une rigoureuse exactitude dans mes engagemens. Je vais rapporter ici la première circonstance où mon père reçut ma parole, et me dit: Je vous crois.

La fermière qui m'avait nourri demeurait daus un village dépendant de la terre de mon père. Louise était une bonne, une excellente femme. Agathe, sa

fille, était charmante; elle m'appelait son frère, je la nommais ma sœur, et nous nous aimions sans nous en douter.

Mon père savait que j'allais voir tous les jours la bonne Louise; mais il ignorait que Louise avait une fille, et il s'applaudissait de me trouver un cœur reconnaissant, lorsque j'étais au moment de porter le trouble dans cette honnête famille.

Un jour, il envoyait à Paris pendant qu'il cachetait ses lettres, et croyant qu'il ne m'écoutait pas, je priai son valet de chambre de me rapporter une robe de mousseline toute brodée, une belle croix d'or, et un tablier de soie rayée. « François, c'est une grande affaire que ce tablier de soie, » lui dis-je en riant « il ne faut pas qu'on le voie de loin, il ne faut pas qu'il soit brun; enfin, il faut qu'il soit bien. Qu'entendez-vous par bien ?» reprit mon père. Cette voix de mon père qui venait se mêler à ma gaieté me troubla. Cependant je repris : « J'entends beaucoup de choses que je ne puis expliquer, mais qui ne m'embarrasseraient guère si j'avais à le choisir. Il est assez indifférent à Louise que Je présent que vous voulez lui faire soit joli; ne suffit-il pas qu'il lui soit utile?» Mon père me regardait, et, pour la première fois, je me sentis rougir. Il attendait ma réponse, et je ne pouvais parler. << Ne pensez-vous donc pas qu'il vaudrait mieux lui donner l'argent que coûteront ces fantaisies?—L'argent serait pour elle,» répondis-je en balbutiant, « et ces fantaisies sont pour sa fille. Ah! c'est

« PreviousContinue »