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à Adèle au-delà du sacrifice qu'elle me faisait. Enfin mes instances, mon dévouement, les caresses de sa fille ont achevé de l'entraîner, et elle m'a appelé son fils en embrassant Adèle.

Ce n'est pas tout, Henri; madame de Joyeuse, peut être pour se sauver un peu de mauvaise honte, car elle a dit bien du mal de moi, a bien souvent protesté que je ne serais jamais son gendre; madame de Joyeuse a décidé que notre mariage aurait lieu aussitôt après l'arrivée de ses fils qu'elle fait voyager dans les différentes cours de l'Europe. Elle va leur écrire pour presser leur retour.

P.-S. Je joins ici la copie d'une lettre qu'Adèle avait envoyée chez moi et que John m'a rapportée. Que j'étais injuste! et combien d'amers repentirs eussent été la suite de mon caractère jaloux et emporté! Oh! je ne mérite pas mon bonheur; mais puissé-je le justifier par la conduite du reste de ma vie!

<< Mon ami, mon seul ami, vous avez pu me fuir, ne pas me répondre lorsque je vous appelais. Je me suis précipitée à la fenêtre du parloir, mais vous n'avez pas tourné la tête. C'est la première fois que vous partez sans m'y chercher encore pour me dire un dernier adieu. Si vous m'aviez regardée, vous m'auriez vue au désespoir. Mon seul ami ! sûrement vous ne doutez pas de votre Adèle. Je vous appartiens par le vœu de mon cœur, par l'ordre de monsieur de Sénange. Pourquoi n'avoir pas

pitié de ma faiblesse? Ne suffit-il pas que la présence de monsieur de Mortagne vous inquiète pour qu'elle me soit odieuse? Cependant j'avoue que, pour satisfaire ma mère, j'aurais voulu le recevoir jusqu'à l'époque qu'elle a fixée. Mais si ce sacrifice vous est trop pénible, dictez ma conduite. Je n'ai pas besoin d'être à vous pour respecter votre inquiétude; songez seulement, avant de rien exiger, que mon attachement pour vous ne saurait être douteux et que ma timidité est extrême. »

A cette lettre était joint le portrait d'Adèle, et sur le papier qui le renfermait elle avait écrit: << Puisse-t-il vous ramener ! >>

LETTRE LI.. Paris.

Après avoir toujours partagé mes peines, avoir si souvent écouté mes plaintes, je vous dois bien, mon cher Henri, de vous apprendre aujourd'hui que je suis le plus heureux des hommes.

Je viens de l'autel. Adèle est à moi ; je lui appartiens. Elle a donné sa fortune à son jeune frère. Madame de Joyeuse est contente, chérit sa fille; elle m'aimera. Monsieur de Mortagne est oublié de tous. Jouissez du bonheur de votre ami.

FIN D'ADÈLE DE SÉNANGE,

CHARLES LENOX A SON AMI.

J'ai suivi votre conseil; chaque jour je me suis rendu compte des différens sentimens que j'ai éprouvés. Je pensais que vous liriez ce journal, et je me disais Mon ami sera pour moi une seconde con

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science; je m'adresserai à lui, ou me parlerai à moimême avec une égale sincérité.

T'is greatly wise to talk with our past hours:
Their answers form what men experience call *.

YOUNG.

Combien j'ai été affligé en voyant que la plus grande partie de mes jours a été vide d'intérêt ! Je me suis rappelé l'étonnement d'un de nos philosophes à la vue de ces nombreuses épitaphes, où la date de la naissance et celle de la mort composent toute l'histoire d'un homme. J'ai donc supprimé dans mon journal ces heures que rien n'a remplies, ces jours commencés et finis sans laisser un souvenir. Je ne vous confie de ma vie que ce qui peut exciter, ou des retours consolans sur moi-même, ou des regrets tardifs, mais d'où naissent des résolutions généreuses.

* Il est sage d'interroger ses heures passées leurs réponses forment ce que les hommes appellent l'expérience.

1er mai.

et

J'étais à Oxford; je venais d'avoir vingt ans, je célébrais le jour de ma naissance avec plusieurs de mes compagnons d'étude, lorsqu'on m'a apporté une lettre qui m'annonçait la maladie de ma mère et son extrême danger. Je suis parti aussitôt ; l'inquiétude, le trouble qui m'ont agité pendant ma route ne peuvent s'exprimer. Arrivé près du château de mon père, j'osais à peine lever les yeux, dans la crainte de rencontrer ce tableau de deuil qui avertit qu'un des maîtres de la maison n'est plus *. Hélas! il a frappé mes regards; je regardais ce tableau, et m'écriais involontairement : - Ma mère, ma mère, je vous ai donc perdue pour toujours! rien ne vous rendra jamais à ma tendresse! j'aurai beau vous chercher, vous désirer, je ne vous retrouverai plus! -Je suis descendu de voiture; je souffrais trop, renfermé dans ce petit espace; le repos qu'il m'y fallait supporter me livrait trop à l'agitation de mon âme. Je me suis hâté d'arriver à notre maison; je suis entré dans la chambre de mon vieux père : il a étendu ses bras vers moi, il m'a serré contre son cœur ; une larme s'est échappée de ses yeux, elle est tombée sur ma main. Je crois la sentir encore... Mon père! vous qui aviez toujours été l'arbitre de mon sort, que je souffris lorsque je vous vis une

* En Angleterre, à la mort d'une personne distinguée, on met sur la façade de sa maison le tableau de ses armoiries entouré d'un cadre noir.

première douleur !... J'ai voulu lui parler, essayer de lui donner des consolations. Sa voix s'est baissée involontairement lorsqu'il m'a rendu compte de la maladie et de la fin de ma mère. A peine pouvais-je l'entendre; ses sanglots étaient étouffés, ses mots interrompus; mais quand il a voulu me faire juger de l'étendue de la perte que nous avions faite, sa voix s'est élevée sans qu'il s'en aperçût. Ses yeux s'animaient à mesure qu'il faisait l'éloge de ma mère. Espérait-il parvenir encore jusqu'à celle qu'il avait perdue? O ma mère, puissiez-vous avoir entendu ces dernières expressions de son amour!

2 mai.

Aujourd'hui, lorsque nous sommes entrés pour diner, j'ai détourné les yeux de la place que ma mère occupait au haut de la table. En regardant cette place où je la voyais tous les jours, je craignais que mon père n'allàt s'y asseoir. Dieu sait si je l'aime! mais il ne peut remplacer ma mère, et elle n'aurait pu me tenir lieu de lui!... Je voudrais qu'on ne succédât pour ainsi dire que par degrés à ceux qui nous étaient chers; et qu'au moins, quand le souvenir frappe davantage, les yeux retrouvassent quelques traces de leur séjour dans leur maison. Je ne sais si mon père a été saisi du même sentiment; mais, comme moi, il a détourné ses regards et est allé prendre sa chaise accoutumée. « Mon fils, m'at-il dit, laissons cette place vide jusqu'au jour où

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