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si vivement attendri; et là j'interrogeai mon cœur, j'y trouvai ce regret qu'on éprouve lorsqu'on perd un bonheur dont on s'était fait une vive idée.... Peut-être ne m'aurait-elle jamais aimé; sûrement je ne l'aimais pas encore non plus ; mais elle avait réveillé en moi toutes ces espérances d'amour, de bonheur intérieur biens suprêmes!... Que de réflexions ne fis-je pas sur ces mariages d'intérêt, où une malheureuse enfant est livrée par la vanité ou Ja cupidité de ses parens à un homme dont elle ne connaît ni les qualités, ni les défauts. Alors il n'y a point l'aveuglement de l'amour; il n'y a pas non plus l'indulgence d'un âge avancé : la vie est un jugement continuel. Eh! quelles sont les unions qui peuvent résister à une sévérité de tous les momens? Les enfans même n'empêchent pas ces sortes de liens de se rompre. Ah! pourquoi toutes ces idées ? pourquoi m'occuper encore d'Adèle? Peut-être ne la reverrai-je jamais........ Cependant je ne puis cesser d'y penser. Les larmes qu'elle répandait en quittant son couvent étaient trop amères pour être toutes de regret; je crains bien que la peur de ce mariage ne les fit aussi couler.

LETTRE V. - Paris, ce 16 juin.

Il y a déjà plus de quinze jours que je ne vous ai donné de mes nouvelles, mon cher Henri. Pendant ce temps ma vie a été si insipide, si monotone, que j'aurais craint de vous communiquer mon en

nui en vous écrivant je garderais encore le même silence, si, hier, je n'avais pas été tout-à-coup réveillé de cette léthargie par la vue d'Adèle, aujourd'hui madame la marquise de Sénange.

J'avais traîné mon oisiveté au spectacle. Le premier acte était déjà assez avancé, sans que je susse quel opéra on représentait et j'étais bien déterminé à ne pas le demander; car étant venu pour me distraire, je prétendais qu'on m'amusât, sans même être disposé à m'y prêter. J'étais assis au balcon, å moitié couché sur deux banquettes, bâillant à me démettre la mâchoire, lorsqu'un monsieur très-officieux et très-parlant me dit : « Voilà une actrice qui chante avec bien de l'expression. Elle me paraît crier beaucoup, lui répondis-je; mais je n'entends pas un mot de ce qu'elle dit. —Ah! c'est que monsieur ne sait peut-être pas qu'on vend ici des livres où sont les paroles de l'opéra; si monsieur veut, je vais lui en faire avoir un. Non, je ne suis pas venu ici pour lire: on m'a dit que ce spectacle m'amuserait; c'est l'affaire de ces messieurs qui chantent là-bas; je ne dois pas me mêler de cela. >> Alors il me quitta pour aller déranger quelqu'un de plus sociable que moi.

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Continuant à ne rien comprendre à la joie ou aux chagrins des acteurs, je tournai le dos au théâtre, et me mis à examiner la salle, lorsqu'à quelque distance de moi on ouvrit avec bruit une loge dans laquelle je vis paraître Adèle, parée avec excès. Je n'ai jamais vu tant de diamans, de fleurs, de plu

mes, cntassés sur la même personne : cependant, comme elle était encore belle! Je sentais qu'elle pouvait être mieux, mais aucune femme n'était aussi bien. Sa mère et ce beau jeune homme étaient avec elle. Je jugeai à son étonnement, aux questions qu'elle parut leur faire, que c'était la première fois qu'elle venait à ce spectacle; et je ne sais pourquoi je fus bien aise que le hasard m'y eût conduit aussi pour la première fois.

Adèle eut l'air de s'amuser beaucoup. Pendant l'entr'acte, elle promena ses regards sur toute la salle; mais à peine m'eut-elle aperçu, que je la vis parler à sa mère avec vivacité, me désigner, reparler encore, et toutes deux me saluèrent, en me faisant signe de venir dans leur loge. J'y allai; Adèle me reçut avec un sourire et des yeux qui m'assurèrent qu'elle était bien aise de me revoir. Sa mère m'accabla de remercimens pour les soins que j'avais donnés à sa fille. Ne sachant que répondre à tant d'exagérations, je m'adressai au jeune homme, et lui fis une espèce de compliment sur mon bonheur d'avoir été utile à sa femme. «< Ma femme! reprit-il d'un air surpris; je n'ai jamais été marié. Comment, lui dis-je en montrant Adèle, vous n'êtes pas le mari de cette belle personne? - Non, répon. dit-il, c'est ma sœur. Votre sœur! Mais vous lui donniez la main à l'église le jour de son mariage? » Adèle se retourna avec vivacité et me

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dit : « Est-ce que vous y étiez ?.... » Un air d'in

nocence et de joie brillait dans ses yeux et l'embel

lissait encore; il me semblait qu'un sentiment secret nous éclairait, au mème instant, sur l'intérêt qui m'avait porté à la chercher.... Combien j'étais ému ! Insensé que je suis.... Hélas! le jeune homme détruisit bientôt une si douce illusion en me disant : « Qu'il avait donné le bras à sa sœur parce que le marié, ayant été pris le matin d'une attaque de goutte, avait besoin d'être soutenu. -- Quoi! m'écriai-je avec une vivacité, une indignation dont je ne fus pas le maître, est-ce que ce serait ce vieillard qui marchait après vous? — Oui, » répondit-il d'un air si embarrassé, que bientôt après il nous quitta. Un regard sévère de sa mère m'apprit combien mon exclamation lui avait déplu; et voulant peut-être éviter que je ne fisse encore quelques réflexions aussi déplacées, elle m'accabla de questions sur ma famille, sur mon pays, sur mon goût pour les voyages, sur les lieux que j'avais parcourus, sur ceux où je comptais aller; enfin elle m'excéda.

Mais combien j'étais plus tourmenté de voir cette Adèle, il n'y a pas encore un mois, si ingénue, si timide, maintenant occupée du spectacle comme si elle y eût passé sa vie; riant, se moquant; enchantéc de voir et d'être vue! Tout en elle me blessa; paraissait-elle attentive? J'étais choqué qu'elle pût se distraire de sa nouvelle situation. Sa légèreté me révoltait plus encore. Peut-elle, me disais-je, après avoir consenti à donner sa main à un homme que sûrement elle déteste, peut-elle goûter aucun plaisir?... Je cherchais en vain quelques traces de lar

mes sur ce visage dont la gaieté m'indignait. Si elle eût eu seulement l'apparence de la tristesse, du regret, je me dévouais à elle pour la vie : la pitié aurait achevé de décider un sentiment qu'une sorte d'attrait avait fait naître; mais sa gaieté m'a rendu ȧ moi-même. Quelle honte que ces mariages! Il y a mille femmes qu'on ne voudrait pas revoir, qu'on n'estimerait plus, si elles se donnaient volontairement à l'homme qu'elles se résignent à épouser.

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Toute la magnificence qui entourait Adèle me semblait le prix de son consentement. Je me rapprochai d'elle; et sans fixer un instant mes yeux sur les siens, j'examinais sa parure avec une attention si extraordinaire, qu'elle en eut l'air embarrasséc. Mon visage exprimait le plus froid dédain, et je ne proférais que des éloges stupides. Voilà, disais-je, de bien belles plumes! - Vos diamans sont d'une bien belle eau! Votre collier est d'un goût parfait. Elle ne répondait que par monosyllabes, et cherchait toujours à tourner la conversation sur d'autres objets; mais je la ramenais avec soin à l'admiration que semblait me causer sa parure. Ne paraissant frappé que de l'odieux éclat qui l'environnait, ne louant que ce qui n'était pas elle, je ne doutais pas qu'elle ne devinât les sentimens que j'éprouvais. Je lui parlai de sa robe, de ses rubans! Mes regards tombèrent par hasard sur ses mains; elle craignit sans doute que je ne louasse encore de fort beaux bracelets qu'elle portait, et remit ses gants avec tant

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