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vivait à la cour et que l'on interrogeait un jour à Dijon, << passe pour fou; en voyant une personne, il ouvre de grands yeux et l'examine des pieds jusques à la tête et fait son portrait, qui se trouve quelquefois ressemblant, mais qui est souvent différent de l'original. » Celui qui jugeait ainsi la Bruyère était le marquis de Mimeure qui servait alors dans le régiment du Roi, devait être plus tard aide de camp du duc de Bourgogne et entrer à l'Académie française en 1707. Son peu bienveillant témoignage a été recueilli par le conseiller du Parlement de Dijon que nous avons déjà nommé, Pierre le Gouz. Dans les dernières années de sa vie, la Bruyère aura ses jours de succès à Chantilly, ou du moins il croira les avoir: en 1694, alors qu'il est devenu écrivain célèbre et académicien, il y joue au lansquenet', et se montre «< un des rudes joueurs qui soit au monde ; » il y reçoit, je ne sais à quelle occasion, des « honneurs » tels qu'ils peuvent lui « tourner la cervelle, » dit Phélypeaux; enfin, d'après le même Phélypeaux, les récits qu'il fait de ses séjours à Chantilly sont pleins des plus plaisantes folies et même d'extravagances. Mais, en dépit de ses succès auprès des princes, la Bruyère n'avait pas mieux su gagner la sympathie de ses nobles collègues que celle de M. de Mimeure. La preuve s'en rencontre dans le Journal de Galand:

« M. Fougères, officier de la maison de Condé depuis plus de trente ans, disoit que M. de la Bruyère n'étoit pas un homme de conversation, et qu'il lui prenoit des saillies de danser et de chanter, mais fort désagréablement 2. »

1. Tome II, p. 518-522.

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2. Voyez la Nouvelle Revue encyclopédique, mai 1847, p. 486. Galand date cette note du 13 septembre 1714. Comme M. de Fougères, Ménage n'estimait pas que la Bruyère fût homme de conversation : << Il n'y a pas longtemps, lui fait-on dire (Menagiana, édition de 1715, tome III, p. 382), que M. de la Bruyère m'a fait l'honneur de me venir voir; mais je ne l'ai pas vu assez longtemps pour le bien connoître. Il m'a paru que ce n'étoit pas un grand parleur. » Il parle peu avec les personnes qu'il ne connaît pas, » écrit de son côté le P. Léonard. Un autre contemporain, l'abbé Fleury, trouvait aux entretiens de la Bruyère un intérêt que n'y pouvait découvrir M. de Fougères : « On y entrevoit, disait-il en parlant des Caractères devant l'Académie, cette érudition qui se remarquoit, aux occasions, dans ses conver

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l'on représente comme

Ce n'est rien encore. Un homme que d'un caractère bienveillant, M. de Valincourt, qui du moins était un lettré, fait du la Bruyère de la maison de Condé, dont il dit avoir été « fort l'ami, » le portrait suivant :

« La Bruyère pensoit profondément et plaisamment, deux choses qui se trouvent rarement ensemble. Il avoit non-seuleent l'air de Vulteius 1, mais celui de Vespasien, faciem nitentis 2, et toutes les fois qu'on le voyoit, on étoit tenté de lui dire :

Utere lactucis et mollibus, etc. 3....

C'étoit un bon homme dans le fond, ajoute-t-il, mais que la crainte de paroître pédant avoit jeté dans un autre ridicule opposé qu'on ne sauroit définir, en sorte que, pendant tout le temps qu'il a passé dans la maison de M. le Duc, où il est mort, on s'y est toujours moqué de lui*. »

Les élans de gaieté auxquels la Bruyère se livrait à Chan

sations particulières.... » (Recueil des harangues prononcées par Messieurs de l'Académie françoise, 1714, tome IV, p. 71.) — Dans les publications où l'on a recueilli les paroles des grands écrivains du temps, il a été cité un mot de la Bruyère : « Ces personnes, est-il dit dans le Fureteriana (1696, p. 158), qui briguent tant le nom de bel esprit, M. de la Bruyère les appelle garçons bel esprit, comme qui diroit garçon tailleur. » Il y a un autre écho des entretiens de la Bruyère dans les Souvenirs du président Bouhier (récemment imprimés): « J'ai ouï dire à la Bruyère, écrivait-il (p. 10), qu'il avoit vu à Chantilly un jésuite qui soutenoit que les synonymes faisoient la meilleure et la plus agréable partie de l'éloquence. Et, en effet, le jour des Trépassés, il commença ainsi son sermon: « Messieurs, le jour d'aujour«d'hui est un jour où l'Église et la congrégation des fidèles célèbrent <<< et solennisent la mémoire et commémoration des morts, des défunts « et des trépassés. »

I.

Quem simul aspexit scabrum intonsumque Philippus :

<< Durus, ait, Vultei, nimis attentusque videris
Esse mihi. »

(Horace, Épîtres, livre I, vii, ad Mæcenaten, vers 90-92.

2. « Vultu veluti nitentis. » (Suétone, Vespasianus, xx.) 3. Faut-il achever la citation ?

Utere lactucis, et mollibus utere malvis:

Nam faciem durum, Phoebe, cacantis habes.

(Martial, livre III, épigramme LXXxIx, ad Phœbum.) 4. Le début de la lettre de Valincourt a été cité p. xc.

ce qu'il avait appris dans la journée. A Versailles et à Paris, les examens n'étaient qu'hebdomadaires; encore Monsieur le Duc ou plutôt Madame la Duchesse, qui s'en était plus particulièrement chargée, n'y apportaient-ils pas une parfaite régularité. Les chasses, les voyages, les divertissements de la cour interrompaient souvent les leçons. A Chambord, tout travail était impossible; les études avaient meilleure part à Fontainebleau; mais partout, et même à Versailles, il était difficile d'obtenir une persévérante exactitude.

Les fêtes qui interrompirent le plus longuement les études du duc de Bourbon furent celles qui précédèrent ou suivirent son mariage avec Mademoiselle de Nantes, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan. Le projet de cette union, préparé par la sourde et puérile ambition de Monsieur le Duc dans l'espoir d'en tirer pour lui-même les grandes entrées, depuis plusieurs mois accepté avec empressement par Condé et avec joie par Louis XIV, avait été déclaré en avril 1685. Le contrat fut lu en public le 24 mai, et le mariage, retardé par la tenue des états de Bourgogne, qui avait appelé Monsieur le Duc à Dijon, fut célébré le 24 juillet. Très-jeunes encore, le Duc et la Duchesse devaient continuer à vivre séparément1. Le Duc reprit ses études, et la Bruyère fut invité à partager ses leçons entre la Duchesse et lui. Il ne parle qu'une fois de la Duchesse dans les lettres des archives de Chantilly 2. Tandis que ses collègues et les officiers de la maison, habitués à renseigner Condé sur tout ce qui peut l'intéresser, n'ont garde de négliger les incidents du petit roman que le mariage vient d'ouvrir entre ses deux élèves 3, la Bruyère n'en dit mot, et

I. L'un avait seize ans et dix mois; l'autre onze ans et dix mois. Ils ne furent réunis que le 25 avril 1686.

2. Tome II, p. 507.

3. M. de Ricous écrivait le 28 décembre 1685: «Madame la Duchesse vint hier à l'hôtel de Condé en revenant de la promenade. Mgr le duc de Bourbon la reçut parfaitement bien, lui fit faire une jolie collation et s'empressa extrêmement à lui en faire les honneurs. S. A. S. en eût été contente, je vous assure. Les Révérends Pères et M. de la Bruyère, ajoute-t-il, sont de retour, et il a recommencé ses études du moment qu'ils ont été ici. » Le P. Alleaume, de son côté, donna, le lendemain, des nouvelles de l'entrevue :

même, pour rendre compte des leçons qu'il donne à la princesse, il attend un ordre. Il semble qu'il n'écrive jamais que contraint par le devoir, et le plus brièvement qu'il se peut.

La dernière lettre qui ait été conservée de sa correspondance avec Condé (tome II, p. 507) est du 4 juillet 1686. Les études de ses élèves se prolongèrent encore en août et en septembre; mais le départ de la cour pour Fontainebleau, au commencement d'octobre, dut pour le moins les suspendre. Le 10 novembre, on annonçait que la Duchesse avait pris la petite vérole. Le 11, Condé accourait à son chevet; tandis que sa belle-fille se rétablissait, il tombait malade lui-même, et il mourait à Fontainebleau le 11 décembre. Sa mort mit fin à la mission qu'avait acceptée la Bruyère. L'éducation du duc de Bourbon, qui, à son tour, devenait Monsieur le Duc, tandis que son père devenait Monsieur le Prince, était terminée. La Bruyère resta néanmoins dans la maison de Condé, ainsi que tous ses commensaux, dont les appointements ne furent pas changés1. «< Il y demeura », dit l'abbé d'Olivet, « en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pension » : en qualité d'homme de lettres, « et non pas, ajoute dans une note l'abbé d'Olivet, en qualité de gentilhomme ordinaire, comme quelques auteurs le disent 2. » L'acte de décès de la Bruyère, rédigé sur la déclaration de son frère, de l'aumônier de la duchesse de Bourbon, et enfin du concierge de l'hôtel des princes, ainsi que les deux inventaires dressés par les notaires contredisent l'abbé d'Olivet: dans ces trois documents, la Bruyère est qualifié gentilhomme de Monsieur le Duc3.

<< Mme la duchesse de Bourbon vint hier l'après-dînée à l'hôtel de Condé, où Mgr son mari la régala d'une belle collation. Il paroît qu'ils sont mieux que jamais et que l'amitié ne fait que croître. » Le 9 janvier 1686, nouvelles assurances que le jeune mari est << mieux que jamais avec Madame son épouse ».

1. Journal de Dangeau, tome I, p. 429.

2. Histoire de l'Académie française, édition Livet, tome II, p. 317 et note 1. Jusqu'en 1686, et encore le 6 janvier 1686, dans l'acte notarié où il renonce aux sucessions de son père et de sa mère, la Bruyère n'avait pris d'autre qualité que celle de trésorier de France.

3. «Il passoit pour gentilhomme auprès de M. le duc de Bourbon, » écrit vers 1698 le P. Léonard. Nul document ne démontre que le titre

Nous ne saurions définir avec précision les fonctions nouvelles de la Bruyère sous ce titre ou sous tout autre: il se partageait sans doute entre le père et le fils, et l'on peut supposer qu'il était parfois leur bibliothécaire', et aussi leur secrétaire, comme il le fut par exemple le jour où l'un d'eux

que l'on donnait communément à la Bruyère fut son titre officiel et surtout qu'il ait été assujetti au rôle d'un «< gentilhomme ordinaire » auprès de son ancien élève. Nous serions exactement renseignés sur ses nouvelles fonctions si son nom, avec sa qualité, eût figuré de 1687 à 1696 dans les comptes du receveur général de Henri Jules de Bourbon; mais tandis que Condé s'était réservé de payer les gages des professeurs et des serviteurs du duc de Bourbon, Henri Jules avait attribué à son fils en 1687, une pension sur laquelle devait être prélevé le traitement de ceux qui l'entouraient. C'est donc dans les comptes du receveur particulier du jeune duc, s'ils avaient été conservés, qu'il faudrait chercher le titre véritable de la Bruyère après la mort du grand Condé et le chiffre de ses gages, amplifié peut-être par d'Olivet. Or, le plus ancien des registres de ce receveur que l'on ait gardés est de 1697 et bien qu'il mentionne les gages de 1696 payés en 1697, nulle part n'y apparaît le nom de la Bruyère, ses héritiers ayant probablement obtenu dès 1696 la somme qui lui était due. Outre le premier gentilhomme de la chambre, le comte de Moreuil, ce registre cite deux gentilshommes ordinaires MM. de Monteil et de Thurin: l'un et l'autre ayant reçu les gages entiers de l'année 1696, j'en concluerais que la Bruyère, sorte de gentilhomme surnuméraire auquel pouvait convenir l'appellation préférée par d'Olivet, n'a été remplacé comme gentilhomme par aucun d'eux, si de divers extraits de comptes que M. Flammermont m'a jadis communiqués, il ne résultait que M. de Thurin, écuyer de la jeune duchesse de Bourbon pendant les années 1689 à 1696 inclusivement, aux gages de 1 000 à 1 200 livres, est devenu au cours même de cette dernière année, l'un des deux gentilshommes ordinaires du duc, aux gages de 800 livres, par cumul, et avec jouissance du traitement depuis le 1er janvier.

1. Du vivant du grand Condé, il s'occupait déjà de la bibliothèque, bien qu'il y eût un bibliothécaire dans la maison. Le 4 juillet 1685, Bossuet écrivait à Condé : « ........ M. de la Bruyère m'a envoyé, par votre ordre, le titre d'un livre latin que vous aviez eu le dessein de me faire voir, touchant les libertés de l'Église gallicane. Je l'ai vu; et je supplie seulement V. A. de vouloir bien le faire garder soigneusement, afin que je le puisse revoir, si j'en ai besoin, quelque jour.» (Correspondance, édition Urbain et Levesque,

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