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ment personnel. « Il y a dans l'Europe, a-il dit au chapitre des Jugements, un endroit d'une province maritime d'un grand royaume où le villageois est doux et insinuant, le magistrat au contraire grossier, et dont la rusticité peut passer en proverbe. » Telle est la leçon des éditions de 1688. En 1689, il déclare que la bourgeoisie de l'endroit ne vaut pas mieux que sa magistrature: «.... Le villageois est doux et insinuant, le bourgeois au contraire et le magistrat grossiers, et dont la rusticité est héréditaire 1. » N'y a-t'il point là un mauvais souvenir de ses relations avec les habitants, soit de Caen, soit de Rouen ? Édouard Fournier ne veut pas que ce trait de rancune ait été lancé à l'adresse de la magistrature et de la bourgeoisie caennaises 2, et je me garderai de le contredire. La Bruyère a raillé, au chapitre de la Cour, non l'accent de Caen, mais celui de Rouen et de Falaise 3, qui n'était pas dans la généralité de Caen: tout aussi bien peut-on dire qu'il ne vise pas les gens de Caen dans le passage que je viens de rappeler. S'il n'a pas en vue la ville de Caen, ce sera donc celle de Rouen, comme le veut Édouard Fournier. La magistrature de Normandie, à vrai dire, est tout d'abord et surtout le Parlement et la chambre des comptes de Rouen. Contre la ville et la bourgeoisie de Rouen, la Bruyère ne put jamais avoir qu'un grief: elles avaient produit Fontenelle; contre la chambre des comptes, il en eut deux pour le moins : le même corps qui l'avait fait attendre, en 1673, plus de trois semaines à Rouen avant de le recevoir n'accepta, douze années plus tard, qu'après une longue résistance le successeur qu'il s'était choisi.

En 1686, alors qu'il était depuis un an l'un des professeurs du duc de Bourbon et qu'à ce titre il lui devenait facile d'obtenir la permission de ne jamais résider à Caen, il fit l'abandon de son office au profit de Charles-François de la Bonde, seigneur d'Iberville, qui était commis du marquis de Croissy depuis huit ans, et qui devait être envoyé, quelques mois plus tard, à Genève, comme résident du Roi auprès de la Ré

1. Tome II, p. 89, no 22.

2. La Comédie de J. de la Bruyère, tome II, p. 440-442. 3. Tome I, p. 300, no 14.

publique. Les lettres de provision furent signées le 16 janvier 1687, et, le même jour, le chancelier Boucherat reçut le serment du nouveau trésorier. Bien que Normand, M. d'Iberville désirait éviter un voyage à Rouen et à Caen, et il espérait que la chambre des comptes accepterait comme suffisant le serment qu'il avait, suivant l'usage, prêté devant le Chancelier. Il se trompait, et pour ne pas perdre ses gages, il lui fallut obtenir du conseil d'Etat, quelques mois plus tard, un arrêt qui l'autorisait à les toucher, quoique non installé; toutefois cette faveur ne lui était accordée qu'à la condition que l'année suivante ne s'écoulerait pas sans qu'il eût accompli les formalités requises. Je ne sais quelle correspondance et quelles négociations s'échangèrent entre Paris et Rouen ; mais, sur la simple production de lettres de surannation, et sans qu'il fît en 1688 le voyage qu'il n'avait point fait en 1687, la chambre procédait, au mois de septembre, après une année et demie d'attente, à l'information réglementaire sur « les âge, vie, mœurs, religion catholique, apostolique et romaine, vocation, comportements et moyens » de M. d'Iberville, et enregistrait sa réception. Il ne se présenta point non plus à Caen. Plus scrupuleux, Racine, qui du moins prêta serment devant la chambre des comptes dont il relevait (c'était celle de Paris), avait sollicité du conseil d'État un arrêt qui l'exemptât de l'installation au bureau des finances, comme de la résidence.

La résistance de la chambre des comptes de Rouen, que trahissent les pièces officielles s'inspirait d'un légitime sentiment des convenances, aussi bien que du respect de la règle et des traditions. Elle dut irriter néanmoins M. d'Iberville, et la Bruyère ne put se désintéresser des incident qui retardèrent l'acceptation de son successeur1. Si peu que la pré

1. Les clefs ont placé le nom de M. de Breteuil à côté du caractère de Celse (tome I, p. 166, no 39, et p. 446, no x), et l'application est vraisemblable. Quelques traits du caractère pourraient toutefois rappeler M. d'Iberville. Mathieu Marais, qui le connaissait bien, l'a ainsi dépeint dans son Journal (tome III, p. 33): « Il étoit bon homme pour un Normand, savoit beaucoup de choses, mais il parloit trop pour un homme d'État, et vous assassinoit de cent histoires que vous ne saviez point et qu'il ne finissoit pas. » M. d'Iberville, qui fut successivement envoyé comme rési

l'on connût notre auteur à Caen, si peu que l'on tînt à le conserver sur la liste des trésoriers, on s'habitua lentement à le considérer comme remplacé. Lorsque, au milieu de l'année 1689, maître ou messire le Marchand se présenta chez le receveur général des finances de Caen pour recevoir les gages de M. d'Iberville, comme peut-être il l'avait fait, de 1675 à 1686, pour toucher ceux de la Bruyère, le scribe écrivit par habitude le nom de ce dernier, et il fallut lui rappeler que, depuis deux années et demie, le titulaire de l'office ne s'appelait plus ainsi.

Le titre de trésorier, que la Bruyère conserva douze ans, avait d'un bourgeois de Paris fait un écuyer. Les vétérans dont il parle dans son chapitre de Quelques usages1 se couchaient roturiers et se levaient nobles : pour lui, il s'était levé roturier le jour où il devait être reçu par la cour de Rouen, et s'était couché noble, ayant eu, suivant son expression, « le moyen >> de le devenir. Ne l'accusons donc pas avec le chartreux Bonaventure d'Argonne d'avoir été un gentilhomme vaniteux, s'enorgueillissant de nobles ancêtres La Bruyère ayant plaisamment annoncé qu'il avait trouvé dans les récits des croisades le nom de sa famille et qu'un jour peut-être il en tirerait partie au profit de sa généalogie 2, Bonaventure d'Argonne lui avait reproché gravement, et bien gratuitement, « d'avertir le siècle présent et les siècles à venir de l'antiquité de sa noblesse. » Dans le même article, qu'il a publié en 1699 sous le nom de Vigneul-Marville, un autre passage est plus digne d'attention. Au chapitre des Jugements, la Bruyère s'était peint lui-même dans sa chambre de l'hôtel de Condé, préparant une édition nouvelle de son livre. A côté de ce tableau Bonaventure en a placé un second, où l'on voit la Bruyère dans son cabinet de travail, alors qu'il vit encore auprès de sa mère. Le cabinet est différent mais les deux tableaux ressemblent, et le second confirme l'exactitude du premier. Voici d'abord

dent, à Genève (1688), à Mayence (1697), en Espagne, et qui fut enfin envoyé extraordinaire en Angleterre (1714), mourut subitement le 6 ou 7 octobre 1733, âgé de soixante et onze ans. 1. Tome II, p. 163, no 1 et note 3.

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le portrait que l'auteur des Caractères trace de lui-même dans la 8 édition, qui parut en 16941:

« O homme important et chargé d'affaires, qui, à votre tour, avez besoin de mes offices (s'écrie-t-il), venez dans la solitude de mon cabinet le philosophe est accessible; je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l'âme..., ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter.... Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes; mon antichambre n'est pas faite pour s'y ennuyer en attendant; passez jusqu'à moi sans me faire avertir. Vous m'apportez quelque chose de plus précieux que l'argent et l'or, si c'est une occasion de vous obliger.... Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile !... L'homme de lettres... est trivial comme une borne au coin des places; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade... »

Les visiteurs assurément n'avaient pas attendu pour franchir la porte de son cabinet l'invitation un peu trop solennelle que leur adresse la Bruyère: la fin même du caractère le démontre.

J'imagine qu'un jour de l'année 1691 ou des premiers mois de 1692 l'un d'eux, Brillon, Bouhier ou tout autre, surprit la Bruyère au moment où il calculait les distances, non pas de Saturne et de Jupiter, mais de Saturne et de la Terre entre eux et au Soleil. Le philosophe, accueillant avec une souriante affabilité celui qui survient, interrompt une division commencée qu'il oubliera d'achever, le visiteur parti; de là deux graves erreurs de calcul, en deux éditions, dont il ne s'apercevra que peu de temps avant sa mort2.

La page des Caractères que nous venons de citer mécontenta Bonaventure d'Argonne. Après l'avoir reproduite, il en fit le commentaire suivant :

1. Tome I, p. 248, no 12. Ce caractère a paru dans la 8e édition. 2. C'est au cours de l'impression de la ge édition qu'il reprendra l'opération où il avait négligé le dernier zéro d'un dividende : voyez tome II, p. 261, notes 4 et 5, p. 262, note I ou, tome III, la Notice bibliographique, p. 149, lignes 11 à 18.

<< Rien n'est si beau que ce caractère; mais aussi faut-il avouer que, sans supposer d'antichambre ni de cabinet, on avoit une grande commodité pour s'introduire soi-même auprès de M. de la Bruyère, avant qu'il eût un appartement à l'hôtel de.... (Condé). Il n'y avoit qu'une porte à ouvrir et qu'une chambre proche du ciel, séparée en deux par une légère tapisserie. Le vent, toujours bon serviteur des philosophes, courant au-devant de ceux qui arrivoient, levoit adroitement la tapisserie, et laissoit voir le philosophe, le visage riant et bien content d'avoir occasion de distiller dans l'esprit et le cœur des survenants l'élixir de ses méditations 1. »

<< Le visage riant! » Recueillons ce témoignage pour l'opposer à ceux que nous citerons lorsque nous suivrons la Bruyère à la cour de Chantilly. Il vient d'un ennemi, mais d'un bien maladroit ennemi: le morceau tout entier est à l'honneur de celui que l'on veut rendre ridicule; il compense et rachète presque à nos yeux toutes les injustes et puériles critiques de l'auteur.

La chambre modeste où Bonaventure nous introduit auprès du philosophe souriant au visiteur qui lui arrive, ne la cherchons pas dans la rue Grenier-Saint-Lazare, où la Bruyère, encore enfant, est entré en 1651 et où il a vécu vingt-cinq ans : son cabinet y devait être de meilleur aspect que celui où nous pénétrons à la suite du chartreux. En 1674 ou 1675, la Bruyère et les siens avaient quitté la maison de la rue Grenier-SaintLazare. La gêne est-elle survenue? On le pourrait croire, en lisant la minutieuse description, assurément exacte, que Bonaventure nous a laissée de la chambre de la Bruyère, soit qu'il y ait été reçu lui-même, soit qu'il ait été bien renseigné. Nous avons déjà fait l'histoire d'une partie des migrations de la famille: de la rue Grenier, elle s'était transportée dans une maison d'une rue voisine, la rue Chapon, où elle séjourna quatre ou cinq années; en 1679, après le mariage de Louis, qui devait continuer à vivre auprès de sa mère et de ses frères, elle passa la Seine et prit dans la rue des Grands-Augustins un logis où elle demeura jusqu'au moment où Jean de la Bruyère se sépara d'elle. C'est donc là, entre 1679 et 1684, que Bonaventure nous le montre se plaisant à verser dans l'esprit

1. Mélanges d'histoire et de littérature, p. 336. La dissertation critique de Vigneul-Marville a été reproduite dans l'Encyclopediana.

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