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témoignage de l'influence que le frère cadet exerçait sur l'aîné. Lorsque s'était faite la vente des objets mobiliers de son oncle, la Bruyère avait laissé partir le cocher et vendre chevaux et carrosse; quatre mois plus tard, Louis, qui s'était éloigné des siens après la mort de son oncle, peut-être pour se rendre dans le Vendomois, revient au logis familial, et aussitôt le cocher de l'oncle défunt est rappelé, un carrosse neuf remplace sous la porte cochère le carrosse vendu, un jeune attelage entre à l'écurie qu'avaient quittée les vieux chevaux du secrétaire du Roi.

Nous voyons en outre la Bruyère s'effacer en deux circonstances devant son frère. A la mort de leur père, c'est Louis qui prend l'office paternel; quand on acceptera la succession de Guillaume de la Bruyère, les terres du Vendomois seront la propriété indivise des légataires universels, mais c'est à Louis qu'elles paraîtront appartenir: il s'en qualifiera, se donnant le plaisir de se faire appeler M. de Romeau1. Louis nous semble, à côté de son frère le philosophe, un personnage un peu vaniteux et léger. Du moins la mobilité était-elle l'un des traits de son caractère: il est successivement contrôleur général des rentes de la Ville, simple bourgeois de Paris, avocat au Parlement, premier huissier au Parlement, et enfin receveur et payeur des rentes sur le clergé.

Son mariage, qui eut lieu en 1682 et qui ne le sépara point de son frère, introduisit dans la famille de la Bruyère une parente de Boileau, Claude-Angélique Targas, fille d'un secrétaire du Roi, grand amateur d'horloges2, dont le satirique a

1. Ce surnom servait à le distinguer de son frère aîné. Il se dit encore << sieur de Romeau » dans un acte notarié du 14 janvier 1679; mais il renonça bientôt à cette qualification, à laquelle il perdit d'ailleurs tout droit en 1692: à la suite d'arrangements de famille que nous ignorons, il céda à ses frères et à sa sœur sa part de la succession de l'oncle Jean II de la Bruyère (voyez le Dictionnaire critique de Jal, p. 715). Sa veuve néanmoins rappela ce nom de terre dans quelques actes, et ses filles sont parfois désignées, dans les papiers d'affaires, sous le nom de la Bruyère de Romeau et même sous celui de mesdemoiselles de Romeau.

2. Pierre Targas, fils d'un procureur au Parlement, épousa, le 25 novembre 1647, à l'église Saint-Nicolas-des-Champs, Élisabeth

raillé l'innocente manie, ou pour parler comme lui, «< la folie 1.» La Bruyère ne connut pas l'épigramme de Boileau, composée en 1704, et quand Mlle Targas devint sa belle-sœur, l'amateur d'horloges était mort. S'il eût vécut plus longtemps, il aurait sans doute pris place dans les Caractères, soit parmi les curieux, soit à côté d'Hermippe.

Suivant un méchant propos recueilli dans l'un des manuscrits de l'abbé Drouyn 2, Louis de la Bruyère aurait épousé « une bâtarde du premier président de Novion. » Est-ce bien d'Angélique Targas que l'on a voulu parler ? Nulle part nous n'avons vu rapprocher du nom de Novion celui de Targas ni celui de Colin, qui était le nom de famille de Mme Targas, belle-mère de Louis de la Bruyère. Ce que nous savons de celle-ci, c'est qu'elle n'a pas toujours été de mœurs irréprochables. Mariée à quatorze ans et sept mois, elle demeura peut-être la très-fidèle épouse de Pierre Targas pendant les quatorze années que dura leur union; mais, veuve en 1666 Colin, fille d'un avocat au conseil du Roi, et parente de Boileau, au septième degré, par sa mère. Il mourut, âgé de cinquante-six ans, le 8 décembre 1666, au cul-de-sac de la rue des Blancs-Manteaux. Voyez sur Targas et sa femme les OEuvres de Boileau, édition Berriat-Saint-Prix, tome III, tableau généalogique, et p. 449, nos 249-251, p. 457, no 401, p. 657, note 1; tome IV, p. 486, nos 151 et 152.

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1. C'est trente-huit ans après la mort de Pierre Targas que Boileau, conversant avec l'abbé de Châteauneuf, se souvint d'une plaisanterie qu'il avait faite jadis sur son parent, ses montres et ses pendules son auditeur en sourit, et Boileau, pour ne la point perdre, la mit en vers et en fit l'épigramme contre Lubin. Voyez l'épigramme XXXVIII, au tome II de l'édition précitée, p. 475, et sur cette épigramme les lettres de Boileau à Brossette du 13 décembre 1704, et du 6 mars 1705, tome IV de la même édition, p. 404, 405 et 409.

2. « La Bruyère étoit garçon. Il a eu un frère premier huissier au Parlement, qui a épousé la bâtarde du défunt premier président de Novion.» (Bibliothèque de l'Arsenal, Recueil de l'abbé Drouyn, tome XXXIX, article de la Bruyère.)

3. Il y a dans l'acte de mariage une légère inexactitude: il la vieillit de cinq mois et lui donne quinze ans. Sa mère s'était mariée à treize ans et dix mois. Son aïeule et sa mère ont eu, comme elle, chacune deux maris.

LA BRUYÈRE. I. — I

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à trente-trois ans et mère de cinq enfants, elle se remaria, un an ou deux plus tard, ob causas notas, selon l'expression de Berriat-Saint-Prix : c'est donner à entendre que le fils qu'elle perdit en décembre 1669, et dont Berriat-Saint-Prix n'indique pas l'âge, vint au monde un peu plus tôt qu'il n'eût convenu1.

Marié, Louis de la Bruyère avait continué à vivre auprès de sa mère, de ses frères et de sa plus jeune sœur. Mais, au moment de son mariage, la famille n'habite plus la rue GrenierSaint-Lazare. En 1676, l'année même où leur mère leur rendit compte de sa gestion, les la Bruyère étaient établis rue Chapon. Le séjour n'y fut pas long: en 1679 je retrouve rue des Grands-Augustins la famille la Bruyère, qui déménageait aussi souvent que Louis abordait une profession nouvelle 2.

Notre auteur eut un peu plus de persévérance que son frère cadet dans ses occupations, qu'à côté de son œuvre nous n'avons à rappeler que comme un insignifiant accessoire : il partagea sa vie entre le barreau, les finances, et les emplois qu'il trouva dans la maison de Condé.

Les choses et la langue du Palais étaient familières à la Bruyère: il vécut sans doute plusieurs années au milieu des avocats, mais plaida-t-il souvent, et même plaida-t-il? Il était mal préparé pour l'éloquence du barreau, et ses habitudes méditatives ne pouvaient s'accommoder des labeurs qu'il a décrits. Aussi bien la scrupuleuse délicatesse de son esprit eût nui à l'orateur, et l'impartial examen auxquel il sou

1. Voici la note de Berriat-Saint-Prix (tome III, p. 457): « Élisabeth Colin, née 17 avril 1633, décédée avant 1684; mariée 1o 25 novembre 1647, à Pierre Targas...; 2° 1668 (ob causas notas), à Nicolas Melicque, trésorier des menus plaisirs (un fils décédé 1669). »

2. Peu de temps soit avant soit après l'entrée de la Bruyère à l'hôtel de Condé, la famille quitta encore ce logis de la rue des Grands-Augustins et se sépara: la mère, son fils l'abbé et sa fille s'installèrent rue des Fontaines (près de Saint-Martin-des-Champs): Louis dans la rue des Charités-Saint-Denis: c'est chez lui que la Bruyère élisait domicile, en 1685, dans un acte notarié; peut-être avait-il une chambre dans son logis. Louis ne devait pas mourir dans la rue des Charités en 1695, date de sa mort, il habitait rue de Berry.

mettait toutes questions eût entravé la marche du praticien. Il avait plusieurs procureurs dans sa famille, et cette parenté aurait pu faire sa fortune d'avocat ; mais quel jurisconsulte perplexe et timoré eût été, au dix-septième siècle, un avocat qui hésitait devant la maxime que la forme emporte le fond, et pour qui les questions de droit étaient, avant tout, des questions de morale et d'équité !

Il n'aimait pas la procédure, que ses parents les procureurs avaient pu contribuer à lui rendre odieuse. Bien des souvenirs devaient lui en inspirer l'aversion. Il avait pu apprendre que son grand-père et sa grand'mère paternels avaient longtemps échangé des exploits d'huissier et que la dot de sa mère avait été l'objet de procès entre ses oncles et ses tantes; il vit lui-même d'autres querelles dans la famille de sa mère. Devenue veuve, sa grand'mère maternelle Marguerite Hamonyn s'était retirée auprès de l'un de ses fils, Nicolas, qui, touché de la modicité de ses revenus et désireux de « la faire subsister dans l'honneur le reste de ses jours1, » lui avait proposé de partager sa demeure. Quand la mort de Marguerite Hamonyn vint rompre cette communauté de vie, qui avait duré dix-neuf ans, il y eut un règlement d'intérêts qui suscita entre Nicolas et une partie de ses frères et sœurs un procès de huit années pour le moins. La querelle fut vive, car l'une de ses sœurs accusa Nicolas de faux 2: elle se termina néanmoins au profit de celui-ci en 1668, alors que la Bruyère avait vingt-trois ans. Le nom de sa mère ne paraît pas dans ces dissensions; mais elle ne put y demeurer étrangère, et il ne fut sans doute pas permis au jeune avocat de n'y point prendre part.

En 1673 la Bruyère, après huit années actives ou non, abandonna le barreau du Parlement de Paris, et devint trésorier général de France au bureau des finances de la généralité de Caen.

1. Archives nationales, Requêtes du Palais, X3 472, Dictum du 6 octobre 1668.

2. C'est sa sœur Agnès Picard, veuve d'un procureur au Châte let, qui s'était inscrite en faux contre une quittance produite par Nicolas Hamonyn. L'inscription de faux avait été jugée téméraire par sentence du 6 octobre 1668 (Ibidem, Dictum du 27 novembre 1668).

II

LA BRUYÈRE TRÉSORIER GÉNÉRAL DES FINANCES.

Au moment où la Bruyère entrait dans les finances, les trésoriers de France étaient à peine remis des appréhensions que leur avaient inspirées divers essais de réforme par lesquels le bureau de Caen avait été menacé plus que tout autre.

Après avoir créé, dans un intérêt fiscal, beaucoup plus d'offices de trésoriers que ne l'exigeait le service, le gouvernement royal s'était accusé, par actes publics, d'avoir, en les multipliant, nui au bon ordre des finances et surchargé les peuples il voulait réparer ses fautes.

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En 1669, Colbert avait entrepris, après d'autres, de réduire le nombre des trésoriers. Usant d'un procédé déjà employé et presque aussitôt abandonné, il avait refusé de maintenir à leur profit la faveur du payement du droit annuel, ou, si l'on veut, de la paulette, dont ils jouissaient avec tous les officiers de judicature et de finances: ce privilége, comme on sait, assurait aux familles l'hérédité des charges. En perdant la faculté d'offrir chaque année une rançon déterminée, les trésoriers ne pouvaient plus vendre utilement leur titre qu'à la condition de survivre plus de quarante jours à leur démission. L'atteinte que l'on portait ainsi à l'hérédité des offices des trésoriers en devait préparer la diminution sûrement, bien qu'insensiblement suivant l'expression d'un document officiel, si toutefois l'État ne cédait pas, comme il arrivait

I. « La nécessité des temps passés nous ayant, et les rois nos prédécesseurs, obligés d'augmenter les offices des trésoriers de France des bureaux établis dans chacune généralité de notre royaume à un nombre excessif, et beaucoup au delà de ceux qui sont nécessaires... » (Édit de février 1672: voyez le Recueil des édits, déclarations, lettres patentes, arrêts et règlements du Roi registrés en la cour du Parlement de Normandie depuis 1643 jusqu'en 1683, Rouen, 1774, tome I, P. 471-474.)

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