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nier-Saint-Lazare1. Son père vivait encore. Il le perdit en 1666, et le chef de la famille fut désormais l'oncle Jean de la Bruyère, secrétaire du Roi depuis 1655, qui ne devait survivre que quatre années à son frère aîné.

Nous avons déjà nommé ce personnage, qui était presque << un manieur d'argent. » Il faisait du moins beaucoup de ces contrats dont la Bruyère parle à diverses reprises, c'est-à-dire qu'il prêtait souvent de l'argent sous forme de constitution de rente. Le prêt à intérêt, comme l'on sait, était interdit aussi bien par la loi civile que par la loi religieuse, et la seule manière licite de tirer profit d'un prêt fait à un particulier était de lui constituer une rente perpétuelle, c'est-à-dire de lui remettre un capital qu'il restait maître de garder tant que bon lui semblerait, à la condition d'en payer annuellement la rente. Les particuliers étaient, en général, de plus sûrs débiteurs que l'État et que la Ville, dont les rentes étaient parfois soumises à des réductions arbitraires, ou encore que les hôpitaux, exposés à la banqueroute. Aussi Jean de la Bruyère avait-il préféré à toutes autres rentes les créances par contrats. Ses emprunteurs étaient quelquefois des membres de sa famille, ou de la famille de sa

:

1. Dans la Comédie de J. de la Bruyère (p. 377 et 378), Éd. Fournier se montre disposé à croire que la Bruyère fit, en 1666 et en 1667, un voyage en Italie, et à lui attribuer une relation conservée aux départements des manuscrits de la Bibliothèque nationale (Fonds français, no 6051), sous ce titre Lettre à un ami et un des illustres du temps, qui fait en petit le récit d'un voyage en Italie fait en l'année 1666 et 1667 sous le pontificat d'Alexandre VII. Cette lettre, précédée d'un avis au lecteur, est signée l'abbé de la Bruïère. « J'ai lu quelque part, a écrit le P. Adry en parlant de la Bruyère, qu'il avoit été quelque temps ecclésiastique » ; nul autre renseignement ne confirme ce vague témoignage, consigné par le P. Adry dans une note de ses Recherches sur les classiques françois, dont Fournier a emprunté la citation à un article de Leroux de Lincy (Bulletin du bibliophile, année 1855, p. 52). Mais la Bruyère eût-il été « ecclésiastique » en 1666 et 1667, encore ne pourrait-on le considérer comme l'auteur de cette lettre; le nom, la forme et le fond ne le permettraient pas. Elle n'est pas davantage de son frère, qui, en 1666, avait quatorze ans.

2. Voyez tome I, p. 221, ligne 2; p. 257, no 37; p. 264, no 58; tome II, p. 20, no 24.

belle-sœur, plus souvent des étrangers, nobles ou bourgeois. Il ne prêtait pas toujours à visage découvert, et se dissimulait quelquefois derrière son frère ou, quand il l'eut perdu, derrière l'un de ses neveux. De temps à autre, il lui fallait user contre ses débiteurs de voies de rigueur, ou accepter des accommodements. C'est ainsi qu'il fut amené à se rendre propriétaire d'une maison de campagne qui était située dans le village de Saulx, près de Longjumeau, et qui fit partie de sa succession. Sa fortune mobilière, que les archives de certains notaires permettraient d'évaluer avec précision, devait s'élever à plus de 100 000 livres, peut-être à 150 000, ce qui était la richesse. Comme tous les bourgeois aisés de son temps, il avait renoncé au service de table d'étain, ainsi qu'à la mule des << ancêtres,» et ses neveux, sans nul doute, usaient de son argenterie et montaient dans son carrosse ; mais on ne saurait sans injustice, je crois, le confondre avec ces bourgeois ridicules dont les habitudes vaniteuses se trouvent dépeintes à la fin du chapitre de la Ville. Il est un trait que l'on doit noter à son honneur: après la mort de son père et de sa mère, il racheta et paya de ses propres deniers les titres que les créanciers avaient entre leurs mains. Nous ne pouvons cependant nous défendre d'une certaine prévention défavorable : s'il fut un homme d'affaires, si surtout on le vit faire fortune dans les partis, quel souvenir a donc gardé de lui le neveu qui a grandi à ses côtés, pour que plus tard il ait flagellé tous les manieurs d'argent avec une si éloquente et si ardente indignation! S'il ne fut pas un partisan, il était du moins de ces gens épris << du gain et de l'intérêt » dont son neveu stigmatisait la cupidité dans une phrase d'une singulière véhé

mence1.

<< Il n'y a que ceux qui ont eu de vieux collatéraux, s'écrie la Bruyère 2, ou qui en ont encore, et dont il s'agit d'hériter, qui puissent dire ce qu'il en coûte. » On ne peut s'empêcher de se demander si sa pensée, quand il parlait ainsi, se reportait au temps de sa jeunesse et vers ce même oncle dont la succession était attendue d'un côté par la belle-sœur et les

1. Tome I, p. 231, no 42. 2. Tome I, p. 265, no 58.

neveux avec lesquels il vivait, et de l'autre par sa sœur, Mme Martin de la Guyottière.

:

Quoi qu'il faille penser, au reste, de cet oncle à héritage, il est certain que la Bruyère ne lui dut point son amour de l'étude la bibliothèque du secrétaire du Roi ne comprenait guère que vingt-cinq volumes, parmi lesquels le jeune philosophe put lire ou feuilleter l'Histoire de France de Dupleix, la Doctrine des mœurs de Gomberville, l'Astrée de d'Urfé, et quelques autres << romans ou histoires passées. » La littérature et la morale n'étaient pas, j'imagine, le fond des entretiens des deux Jean de la Bruyère. Je ne crois pas davantage que le parrain parlât souvent de ses affaires à son filleul; car, lorsqu'il avait besoin de l'aide de l'un de ses neveux, c'est à Louis, non à Jean, qu'il faisait appel.

L'oncle Jean de la Bruyère mourut le 27 décembre 1671, quelques jours après avoir dicté son testament, où, traitant inégalement les enfants de son frère au milieu desquels il s'éteignait, et les deux filles de sa sœur, il instituait les premiers ses légataires universels et laissait à ses nièces Martin de la Guyottière 3830 livres de rente, avec réserve d'usufruit pour la moitié, au profit de leur mère. Dans ce partage, quelle branche était favorisée ? Madame de la Guyottière se montre quelque peu hargneuse au cours de l'inventaire, disputant à sa belle-sœur jusqu'à des ustensiles de ménage. N'étaitelle donc pas satisfaite? Chacune de ses filles cependant nous paraît avoir reçu meilleure part que chacun de ses neveux; en tous cas il est probable qu'elles gardèrent mieux leur héritage que deux de leurs cousins.

Tandis que Mme de la Guyottière elle-même recevait une rente viagère de 1915 livres, la belle-sœur, Mme de la Bruyère, trouvait dans le testament une marque manifeste des sentiments peu bienveillants qu'eut Jean de la Bruyère à son égard dans les derniers jours de sa vie. Il avait d'abord inscrit dans son testament, au nom de sa belle-sœur, une pension viagère de 400 livres, souvenir reconnaissant «< des bons et agréables services » qu'il en avait reçus. Quatre jours plus tard, il appelait de nouveau son notaire, et, d'une main déjà défaillante, il signait la révocation de ce modeste legs. Sa gratitude n'avait pas été de longue durée.

Le caractère d'Élisabeth de la Bruyère, qui vécut toujours entourée de ses enfants1, nous est aussi peu connu que celui de son mari. Nous n'avons pas retrouvé les titres des «< douze vieux volumes reliés en parchemin » qui composaient sa bibliothèque, placée dans sa chambre, et nous ignorons si la culture de son esprit avait permis qu'elle fût l'inspiratrice ou la confidente de son fils, si elle avait pu prendre intérêt à la lecture de quelques pages des Caractères, dont une grande partie fut sans doute écrite sous ses yeux, bien qu'ils aient été imprimés plus de deux ans après sa mort. Les documents que nous avons recueillis ne nous font connaître que la ménagère qui, à la mort de son beau-frère, prend en main la direction de la maison et détermine la somme que chacun de ses enfants doit lui payer pour le logement et la pension2. Si elle se fût chargée d'administrer la fortune de la famille, je doute que celle-ci eût tiré quelque avantage de sa gestion, car presque tous ses enfants, sinon tous, crurent devoir, après sa mort, renoncer à sa succession comme à celle de leur père3. Il est à regretter que les comptes qu'elle leur rendit en 1676, après avoir conduit la maison pendant quatre années, ne contiennent rien sur l'ensemble de leur avoir et de leurs affaires. Tels qu'ils sont, ils nous apprennent du moins que la famille vivait fort à l'aise, et nous montrent la Bruyère sous un aspect assez imprévu, et usant, lui aussi, des « biens de la

1. La Bruyère ne s'éloigna du logis maternel, pour s'établir chez les princes de Condé, que peu de mois avant la mort de sa mère. 2. Notre auteur payait à sa mère, pour son logement, sa nourriture, celle de ses gens, 900 livres par an, et de plus la moitié du prix du loyer de l'écurie.

3. Ce n'est que douze ans après la mort de leur père que les enfants de Louis de la Bruyère prirent un parti au sujet de sa succession, en même temps qu'ils le firent pour celle de leur mère. Louis et Jean renoncèrent à l'une et à l'autre « plus onéreuses que profitables », le premier le 31 décembre 1685, le second le 6 janvier 1686, par deux actes identiques. Élisabeth renonça, le 14 mars 1686 à l'héritage de sa mère « se tenant aux legs qu'elle lui a faits par son testament ». Quant à Robert-Pierre, plus avisé que ses frères, il accepta la succession de sa mère sous bénéfice d'inventaire ; peut-être Élisabeth et Robert-Pierre avaient-ils accepté l'héritage paternel sous la même réserve.

fortune. » Il eut, pendant quatre années, ses gens, son carrosse et ses chevaux, dont il partagea la jouissance et la dépense avec son frère Louis, de quatre ans plus jeune que lui. Quelques détails de plus, et nous aurions dans ces comptes la description complète de la chambre de la Bruyère, carrelée à neuf et ornée d'une belle pièce de tapisserie de Flandre à verdure, qu'il avait achetée 1 400 livres à la vente des meubles de son oncle.

Son plus jeune frère et sa sœur, Robert-Pierre et Élisabeth, qui étaient âgés l'un de dix-neuf ans, l'autre de dix-sept, lorsque mourut l'oncle, vécurent de leur côté, dans une association du même genre, mais plus modestement. Ils se contentèrent, pendant les premiers mois seulement, du service des gens de leur mère, puis prirent un laquais à frais communs : la jeune Élisabeth suivait la mode nouvelle en renonçant au service des femmes1. Ce partage de la famille en deux groupes étroitement unis s'est continué au delà de l'époque où il se marque par une communauté de domestiques. En 1685 l'abbé RobertPierre 2 et Élisabeth se firent une donation mutuelle de tous leurs biens, se réservant toutefois la faculté d'en détacher quinze mille livres tournois pour en disposer à leur gré 3. L'affection de la Bruyère pour son frère Louis s'est révélée d'une manière presque aussi sensible. Lorsque dans les dernières années de sa vie Louis s'appauvrit peu à peu, son frère aîné vint à son secours. Au temps de leur jeunesse, ce qui se passa au sujet de l'équipage commun avait été un premier

1. Tome I, p. 297.

2. Robert-Pierre ne prend jamais dans les actes officiels, que la qualité de clerc du diocèse de Paris; néanmoins il se faisait couramment appeler, dès 1679, abbé : voyez ci-après les Pièces justificatives IV et VI.

3. L'abbé mourut le premier en mai 1707; sa sœur, qui, retirée au couvent des Bénédictines à Conflans, y mourut en 1725, demeura fidèle à la mémoire de son frère Robert. Elle voulut que les soixante messes qu'elle prescrivait à ses héritiers de faire célébrer après sa mort, ainsi que l'annuel qu'elle institua, fussent dits pour le repos de l'âme de l'abbé, comme pour celui de la sienne. Il est le seul des membres décédés de sa famille dont il soit question dans son testament; cent dix autres messes seront dites à l'intention d'un ami défunt, qu'elle ne nomme pas (Archives nationales, T 1075).

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