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a semblé plusieurs fois, en lisant les documents qui le concernent, que Guillaume évitait de rappeler le souvenir de son père, dans la crainte de provoquer des paroles injurieuses à l'adresse des ligueurs. Peut-être, c'est là une pure conjecture, aimera-t-il mieux se recommander de sa parenté avec la famille de Richelieu que de sa filiation lorsque, en 1610, le mariage de l'une des cousines de sa femme l'aura allié à l'un des frères de l'évêque de Luçon, le futur cardinal de Richelieu.

Dans les loisirs que lui laissèrent ses offices et ses procès se fit-il écrivain? fut-il le « la Bruière » ou le « la Bruyère » qui publia en 1615 l'opuscule intitulé Résurrection et triomphe de la Polette? fut-il le premier moraliste de la famille et l'auteur d'un autre opuscule sur la « malice » des femmes imprimé en 1617, que l'on présentait comme l'œuvre du sieur de la Bruyère, « gentilhomme béarnois »? Questions de peu d'intérêt, les deux ouvrages n'ayant arrêté ni mérité l'attention du public 1.

Ce la Bruyère eut deux fils et une fille : Louis Ier, qui devint contrôleur général des rentes de l'Hôtel de ville de Paris; Jean II, qui acheta une charge de secrétaire du Roi ; Louise, qui fut la femme d'un chirurgien ordinaire du duc d'Anjou, Martin de la Guyottière. Louis épousa le 25 juillet 1644 Élisabeth Hamonyn, fille d'un procureur au Châtelet, et eut pour fils aîné Jean III de la Bruyère, qui devait être l'auteur des Caractères. Signe de l'amoindrissement de la fortune des la Bruyère, Louis Ier, comme sa sœur Louise, avait reçu en dot 6000 livres, c'est à-dire une somme qui n'atteignait pas les deux tiers ni peut-être la moitié de la dot de leur grand-père Mathias.

La jeune fille, Élisabeth Hamonyn, qu'épousait Louis de la Bruyère, n'appartenait pas à la branche de la famille la plus fortunée, très proche voisine des la Bruyère, car elle habitait rue Neuve. Tandis que ses cousins et cousines, enfants de Daniel Hamonyn, huissier au Parlement, recevaient une dot de 15 000 livres, dont 12 000 en argent comptant, Élisabeth apportait une dot de 6000 livres, que sa mère,

1. Le titre des deux ouvrages, parfois attribuées sans raison à Mathias, a été reproduit ci-dessus, p. xxx, note 1.

veuve depuis treize ans, constitua péniblement 1. Un capital de 12 000 livres et les revenus que l'on pouvait tirer des fonctions de contrôleur des rentes de la ville de Paris, telle était donc la fortune des parents de la Bruyère, au moment de leur mariage. Sur sept enfants, ils devaient en élever quatre: Jean III, notre auteur, Louis II, RobertPierre, Élisabeth-Marguerite. Le budget du contrôleur eût été peut-être insuffisant si son frère cadet Jean II, auquel étaient échus les domaines du Vendomois et qui avait acquis une assez belle fortune mobilière, n'avait pris place à son foyer et allégé les charges de la maison en les partageant 2, si même, à l'occasion, il ne lui avait fait quelque prêt: en 1653, il lui remettait un capital de trois ou quatre mille livres. Nous ignorons quelle était alors la profession de ce second Jean de la Bruyère, oncle et parrain du futur moraliste. En 1655, dix ans après la naissance de son filleul, il achètera une charge de secrétaire du Roi, titre qui était souvent le couronnement de la vie des partisans désireux de faire oublier, par l'anoblissement qu'ils tiraient de là, l'origine de leur fortune. Il est vraisemblable que Jean II de la Bruyère s'était associé à quelque bail de ferme.

Les premières années de la Bruyère s'écoulèrent à Paris dans la Cité, sur le territoire peu étendu3 de la paroisse

1. La vente d'un terrain, dont on avait eu la bonne fortune de pouvoir se défaire rue de Tournon, procurait à Élisabeth Hamonyn 2 000 livres pour sa part de propriété; sa mère y avait joint une même somme, et il fallut emprunter le dernier tiers à l'un de ses oncles, qui soutint plus tard de longs procès contre ses frères et sœurs pour en obtenir le remboursement. (Archives nationales, Requêtes du Palais, X3 472, Dictum du 6 octobre 1668.)

2. Du moins Jean II de la Bruyère mourut-il auprès de ses neveux, en 1671, dans la maison qu'il habitait avec eux, et où son frère avait pris logis en 1652. Nul document n'indique la date à laquelle commença cette communauté de vie.

3. Il comprenait le parvis Notre-Dame, et, entre autres rues, les rues Neuve-Notre-Dame, de Saint-Christophe, des Sablons. Dans la paroisse Saint-Christophe, beaucoup de maisons étaient des propriétés de l'Hôtel-Dieu; il est presque certain que les la Bruyère n'ont pas occupé l'une d'elles : leur nom ne se trouve point parmi ceux des locataires de l'Hôtel-Dieu qui ont été relevés dans l'Inventaire

Saint-Christophe, où nous savons que vivait sa famille. Il faut se garder de la tentation de chercher dans les Caractères les marques du séjour de la Bruyère dans le voisinage de NotreDame. Ce n'est que jusqu'à l'âge de cinq ans qu'il y entendit le son des cloches dont la mélodie réveillait les chantres et endormait les chanoines1. En 1650, son père abandonnait la Cité pour prendre logis dans la paroisse Saint-Merry, et, deux ans plus tard, il se transportait dans une maison de la rue GrenierSaint-Lazare, où son frère et lui devait mourir.

Un éditeur des Caractères 2, se fondant sur la tradition qui a si longtemps placé le lieu de la naissance de la Bruyère aux environs de Dourdan, attribue au hasard qui le fit naître campagnard «ce goût des choses rurales et champêtres qui se manifeste en plusieurs endroits de son livre. » La Bruyère put aimer les champs sans avoir passé ses premières années en province, de même qu'il put s'émouvoir du sort si douloureux des cultivateurs sans avoir fait un long séjour parmi eux. Mais je ne serais pas surpris que l'on découvrît un jour qu'une partie de son enfance s'est écoulée à la campagne; car c'est hors de Paris, croyons-nous, que moururent fort jeunes deux de ses frères et que naquit en 1650

sommaire des Archives de l'Assistance publique, ou portés sur la liste insérée dans les États au vrai du bien et du revenu de l'Hôtel-Dieu imprimés à cette époque. L'inventaire après décès de Jean II de la Bruyère mentionne une quittance qui lui a été délivrée par le commis général de la recette de l'Hôtel-Dieu au début de 1648, temps où la famille habitait la Cité, et cette indication nous aurait guidé vers la maison où il logeait à cette date et qu'il partageait sans doute avec son frère Louis de la Bruyère, si cette quittance eût été celle de son propre loyer; mais c'est en l'acquit d'un sieur de Saint-Aubin, que ledit Jean versait en 1647 un loyer de 340 livres. Ce nom de Saint-Aubin nous a un instant arrêté: il pourrait désigner Charles de Bordeaux, sieur de Saint-Aubin, oncle de Diane de la Bruyère et l'on aurait pu supposer une communauté d'habitation entre lui et les la Bruyère; mais s'il occupait en 1645 la maison où nous le voyons établi en 1651, rue de la Bucherie, avec un loyer de 350 livres, ce n'est assurément point dans sa maison qu'est né Jean de la Bruyère, la rue de la Bucherie n'étant pas dans la Cité.

1. Tome II, p. 177.

2. M. Destailleur, dans son édition de 1861, p. 3.

celle de ses sœurs qui ne devait vivre qu'un an1. On a dit qu'il passa du moins en province ses années de collége, et voici sur quelles présomptions. Suivant le P. Adry2, la Bruyère a été de l'Oratoire, et l'on a compris qu'il le revendiquait comme élève de la congrégation; or l'on a vainement cherché son nom sur diverses listes de l'Oratoire de Paris, et, ne l'y trouvant pas, on en a conclu un peu trop promptement qu'il avait été confié à l'une des maisons provinciales. Les listes que l'on invoque donnent les noms des prêtres de l'Oratoire et de tous ceux qui ont été admis aux exercices de piété de la maison de Paris3; elles ne contiennent pas les noms des élèves: nul document ne s'oppose donc à ce que l'on fasse aux Oratoriens de Paris l'honneur de l'éducation de la Bruyère.

A vingt ans, la Bruyère se présenta devant les docteurs régents de l'Université d'Orléans, qui, avec celle de Poitiers, pouvait seule à cette époque enseigner le droit civil, pour soutenir ses thèses et obtenir le grade de licencié ès deux droits. Il avait pu se préparer à subir cette épreuve sans quitter Paris, et n'aller à Orléans que pour y prendre sa licence, comme le fit Charles Perrault, qui a gaiement conté son voyage. Les thèses de la Bruyère étaient intitulées : de Tutelis et Donationibus. Tandis que la plupart des étudiants se contentaient

1. Nous n'avons trouvé la mention ni de cette naissance ni de ces morts sur les registres, aujourd'hui anéantis, des paroisses de Paris qu'habita la famille la Bruyère. Peut-être les deux fils moururent-ils en province, chez une nourrice; peut-être aussi ignorant la date de leur décès, n'avons-nous pas su, M. Jal et moi, en chercher la mention où il convenait. Du moins aurions-nous dû rencontrer, l'un ou l'autre, sur l'un des registres de la paroisse Saint-Christophe ou de la paroisse Saint-Merry, à l'année 1650, celle de la naissanne de Marguerite de la Bruyère, si elle eut lieu à Paris.

2. « Dans des mémoires particuliers qui se trouvent dans la bibliothèque de l'Oratoire, on marque que ce célèbre auteur (la Bruyère) avoit été de l'Oratoire. » (Bibliothèque des écrivains de l'Oratoire, par M. Adry, tome I, p. 230, manuscrit conservé naguère aux Archives nationales, aujourd'hui à la Bibliothèque nationale, Fonds français, no 25681.)

3. Archives nationales, registres MM 610 et suivants.

4. Ce titre, de Tutelis et Donationibus, est aussi celui des thèses de plusieurs des candidats qui se sont présentés à la même époque

d'offrir à leurs examinateurs des thèses manuscrites, il avait eu le soin de faire imprimer les siennes. M. Loiseleur a remarqué une distraction qui lui est échappée dans la rédaction de la requête qu'il inscrivit sur le registre des Suppliques de l'Université d'Orléans. Cette requête, dont l'écriture ressemble peu à celle des lettres que nous avons de lui, est datée du 3 juin 1664: elle devrait l'être de 1665, comme le prouvent les dates des suppliques qui précèdent et de celles qui suivent la sienne'. Cette inexactitude n'est pas la seule marque du trouble que le candidat semble avoir ressenti au moment de comparaître devant ses juges. Quelques heures plus tard, il avait repris son calme: il était reçu, et, d'une main maîtresse d'elle-même, sans erreur de date, toutefois avec une distraction encore, la répétition d'un mot, il consignait le succès de l'examen sur un second registre3. Le barreau de Paris lui était désormais ouvert.

Il revint au milieu des siens dans la maison de la rue Gre

que la Bruyère : le Corpus juris civilis ne contient toutefois aucun titre consacré à la fois aux tutelles et aux donations. Les autres sujets de thèses que M. Doinel, archiviste du Loiret, a relevés dans le même registre et nous a communiqués sont empruntés aux Institutes de Justinien.

1. On en trouvera le fac-simile dans l'Album de notre édition. Cette supplique, extraite d'un registre des archives du Loiret, a été publiée par Éd. Fournier dans la Comédie de J. de la Bruyère p. 430, 2de édition), et réimprimée, avec un texte cette fois irréprochable, par M. J. Loiseleur, dans le journal Le Temps, 18 octobre 1876, et dans les Points obscurs de la vie de Molière, 1877, p. 73.

2. Cette même requête, qu'il termine par une erreur de date, commence par une méprise de rédaction. Au lieu de répéter la formule employée par presque tous ses devanciers: « Je soussigné, certifie que, etc. », la Bruyère copie la formule fautive dont s'est servi l'auteur de la requête écrite au-dessus de la sienne : J'ai soussigné certifie que..., etc. On trouve dans le registre quelques autres exemples de cette rédaction. Nous ajouterions que l'écriture n'est pas très assurée et que la signature surtout trahit quelque émotion, si le candidat, obligé d'écrire au bas d'une page d'un très gros registre, presque à main levée, ne s'était trouvé par là dans une situation qui eût été mal commode pour le meilleur des calligraphes.

3. Voyez de même dans l'Album le fac-similé de cette seconde pièce.

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