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d'une partie des soins publics. Les grands, qui les dédaignaient, les révèrent; heureux s'ils deviennent leurs gendres ! »

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Si l'on rapproche de ces observations d'une perspicacité si pénétrante nombre d'autres passages bien connus :-la satire extrêmement hardie des Partisans 2, de leurs vols, de leurs concussions, de leur avidité monstrueuse et de leur inexorable cruauté ; - les cris de pitié que la misère navrante du peuple des campagnes arrache plus d'une fois à La Bruyère ; les appels si touchants, dans leur ingénieux et naïf déguisement, qu'il adresse à Louis XIV, dans le chapitre du Souverain, en faveur de cette paix réparatrice après laquelle halète la nation épuisée*; - on n'aura pas alors de peine à se convaincre que le livre des Caractères, vu par un certain côté, est un vrai document d'histoire et d'une valeur très haute. La Bruyère a eu l'honneur de donner publiquement l'exemple à ces courageux avocats de la misère sociale dans la fin du XVIIe siècle: Racine, Vauban, Boisguillebert, Fénelon.

Quant à la portée psychologique et morale de la pensée de La Bruyère, elle n'a pas toujours satisfait les philosophes de profession. Voici les réserves qu'exprimait Taine: « ... La Bruyère n'apporte aucune vue d'ensemble, ni en morale, ni

1. T. I, page 346–347. Cf. t. II, p. 153: « Quand un courti

san..."; t. II, p. 326: : « Un noble, s'il vit chez lui dans sa province... »;

t. II, p. 61: « Le noble de province, inutile à sa patrie... »; t. II p. 120: « Il y a des créatures de Dieu qu'on appelle des hommes ». 2. T. I, pages 249-257.

3. T. I, p. 261: « Il y a des misères... »; p. 254 : « Ce garçon si frais... »; t. II, p. 61: « Il faut des saisies... » ; et « L'on voit certains animaux... »; t. II, p. 64: « Le destin du vigneron, du soldat et du tailleur de pierre... »; et p. 120: « Il y a des créatures de Dieu... ». 4. T. I, p. 380-381: << Hommes en place... (la fin du paragraphe); p. 381-382: « C'est un extrême bonheur... »; p. 382-387: «Que sert en effet au bien des peuples... » jusqu'à: « Il y a peu de règles générales....... »; p. 387: « Si c'est trop... », etc.

5. Le protestant Basnage, dans une gazette hollandaise, louait dans les Caractères une «< noble intrépidité » sentant «< la liberté d'un républicain ». Morillot. La Bruyère, p. 39.

en psychologie. Remarquez qu'on pouvait le faire sans composer de traité systématique. Montaigne, La Rochefoucauld, Pascal, n'ont point ordonné de séries de formules abstraites; et cependant ils ont une manière originale de juger la vie ; chacun d'eux voit les actions humaines par une face qu'on n'avait pas encore aperçue. Si on les interroge, ils présentent chacun un corps d'idées liées et précises sur la fin de l'homme, sur son bonheur, sur ses facultés et sur ses passions... La Bruyère au contraire ne découvre que des vérités de détail... ; ces vues éparses ne le conduisent pas à une idée unique; il tente mille sentiers et ne fraye pas de route; de tant de remarques vraies, il ne forme pas un ensemble. »

La remarque est très juste, et j'y souscris volontiers à condition que l'on n'en fasse point, comme ici, un reproche à La Bruyère. Non, La Bruyère n'a pas de système, mais il faut observer, d'abord, que cette absence de vues générales tient à la nature même de son livre, si toutefois les Caractères peuvent être appelés de ce nom. Car un livre est un tout organique, composé sur un plan méthodique d'après une conception primordiale dont le développemeut régulier, depuis le point de départ jusqu'au point d'arrivée, s'ordonne rigoureusement. Et les Caractères ne sont point cela.

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Je sais bien que La Bruyère lui-même, comme s'il eût prévu le reproche que les penseurs modernes lui adressent, s'avisa un jour de découvrir ou de s'imaginer qu'on avait découvert dans son ouvrage cette pensée maîtresse qui en faisait la secrète unité. « Un grand nombre de personnes sérieuses et pieuses ont aperçu », dit-il, « le plan et l'économie du livre des Caractères. » << De seize chapitres qui le composent, il y en a quinze qui, s'attachant à démontrer le faux et le ridicule qui se rencontrent dans les objets des passions et des attachements humains, ne tendent qu'à ruiner tous les obstacles qui affaiblissent d'abord et qui éteignent ensuite, dans tous les hommes, la connaissance de Dieu; ainsi ils ne sont que des préparations au seizième et dernier chapitre, où l'athéisme est attaqué et peut-être confondu1. >> Mais est-il besoin de dire que l'examen le plus attentif de

1. Préface du Discours à l'Académie française.

l'ouvrage ne saurait confirmer cette manière de le considérer La Bruyère s'y atteste chrétien, sans aucun doute, et un chrétien fervent (vraisemblablement sympathique aux Jansénistes) et qui, lorsque l'occasion s'en présente, défend avec conviction ses croyances et attaque de son mieux l'incrédulité; mais il n'en est pas moins vrai qu'en dehors du dernier chapitre, les idées proprement religieuses se présentent rarement à son esprit. Il eût été bien empêché, je pense, de montrer par quel biais les chapitres des Ouvrages de l'Esprit, ou du Mérite personnel, ou du Souverain, ou de Quelques Usages se rattachent au chapitre des Esprits forts, et le préparent. On voit malaisément en quoi les boutades contre l'Opéra et le Mercure galant, ou le portrait de Ménalque, ou l'histoire d'Émire et de Zénobie, ou le tableau du métier de diplomate, sont des acheminements à la connaissance de Dieu, à l'idée du salut et à la conversion du pécheur. Dans cette interprétation fantaisiste, à laquelle, du reste, l'auteur n'a songé qu'après coup, il ne faut évidemment voir ou bien qu'une de ces illusions rétrospectives, comme les écrivains s'en font parfois sur le sens inaperçu de leurs œuvres, ou bien, tout simplement, et ceci est plus probable, l’habileté d'un auteur obligé de se défendre contre deux sortes d'ardents ennemis 2. Les uns, en effet, feignaient de se scandaliser, au nom de la religion et de la morale 3, d'une œuvre

1. Voir Revue d'histoire littéraire de la France, 1904, p. 673. 2. Voir toute la Préface, très acerbe, mais très curieuse, du Discours de réception à l'Académie ; ce Discours lui-même, la Préface des Caractères, et presque tout le chapitre des Ouvrages de l'Esprit, où abondent les allusions de La Bruyère à son œuvre et aux critiques qu'on lui adressait.

3. Voyez, par exemple, les insinuations fielleuses du Mercure galant (dans son article de juin 1693) sur la réception de La Bruyère à l'Académie française. Il accuse La Bruyère d'avoir «< voulu faire réussir son livre à force de dire du mal de son prochain... ; voie plus sûre que celle de la modération et des louanges pour le débit d'un ouvrage.... On court acheter en foule ces sortes de livres... par le désir empressé qu'on a de voir le mal que l'on dit d'une infinité de personnes distinguées. » Quand parurent les Caractères, prétend le journaliste, chacun s'empressait de se les procurer au plus tôt, « de peur que le libraire n'eût ordre d'en retrancher la meilleure partie. » Puis il déclare

qui, selon eux, était toute de médisance et de calomnie; les autres, obligés de reconnaître que La Bruyère avait réussi à se distinguer à son tour dans ce genre de pensées détachées où La Rochefoucauld lui avait montré la route, se revanchaient à soutenir qu'il eût été incapable de composer un ouvrage suivi1. La Bruyère, très vivement ému par cette double critique, n'est pas fâché d'apprendre à ceux-ci que nombre de lecteurs avaient démêlé, sous la forme fragmentaire et décousue des Caractères, « une certaine suite insensible » ; - à ceux-là il se flattait de fermer la bouche en s'attribuant un dessein d'apologétique orthodoxe et d'édification. La vérité est qu'il n'y a point de plan dans les Caractères, point de lien, point d'unité, et qu'il ne pouvait pas y en avoir, vu la façon dont l'ouvrage fut composé. Il ne faut pas croire qu'à un moment donné, La Bruyère, sur le conseil de ses amis, décidé à devenir auteur, s'est mis à penser son livre et à l'écrire; mais il ne faudrait pas croire, non plus, qu'ayant accumulé depuis longtemps des pensées et des observations diverses, il y a fait un choix méthodique, et n'a retenu, pour les publier, que celles qui se rapportaient à un dessein particulier, à un sujet choisi 2. Non; ce que nous

avec componction que, quelque vogue que la satire procure, «< il se trouve peu d'auteurs qui veuillent embrasser ce parti » qui « coûte fort cher à la gloire, à l'honnête homme et aux bonnes mœurs. » Et ne sait-on pas du reste que la satire « fait souffrir la piété du Roi, » et qu'« un ancien recommandable dans l'Église ordonne d'attaquer ces sortes d'ouvrages?» Tartufe et Onuphre ont fait la guerre à La Bruyère. Et si La Bruyère est si vif contre les « Dévots » (cf. Revue d'histoire littéraire de la France, 1904, p. 673), c'est qu'il a rencontré, comme Molière, leur hostilité sur son chemin.

1. « L'ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu'il a une couverture et qu'il est relié comme les autres livres. Ce n'est qu'un amas de pièces détachées, qui ne peut faire connaître si celui qui les a faites aurait assez de génie et de lumières pour bien conduire un ouvrage qui serait suivi. » Mercure, ibidem.

2. C'est ainsi, entre autres transpositions, que la dernière réflexion du chapitre de la Société figurait primitivement dans celui du Mérite personnel. De même les réflexions suivantes : « Le favori n'a point de suite... », « Une belle ressource... » (chap. du Souverain) terminaient, dans les premières éditions, le chapitre de la Cour.

avons ici, c'est, selon toute apparence, le recueil entier de ses observations et de ses réflexions; ce sont tous ses cahiers de notes journalières.

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Non pas sans doute, cela s'entend, sous leur forme originaire et de premier jet: La Bruyère était bien trop artiste pour consentir à présenter au public ses conceptions dans ce simple appareil et sans leur faire toilette; mais je veux dire qu'après les avoir une à une ciselées et polies, il s'est borné à les grouper, selon leurs rapports, sous certains titres larges et commodes; sans prétendre ni les aligner dans un ordre rigoureux, ni les faire entrer dans un cadre étroit, en vue de la démonstration précise d'une thèse spéciale. Et ce qui le prouve, c'est que ce classement n'a rien de définitif. Telle pensée a pu, dans les différentes éditions, voyager sans inconvénient à travers plusieurs chapitres, et l'on rencontre dans les Biens de fortune ou dans le Mérite personnel des portraits et des maximes que l'on s'attendrait aussi bien à trouver dans le chapitre de l'Homme.

Et cette particulière formation de son ouvrage nous explique comment il n'y a pas chez lui de vues systématiques ni d'idées générales. S'il y en a dans l'ouvrage de La Rochefoucauld et dans celui de Montaigne, c'est que ni l'un ni l'autre n'offre une telle dispersion de matières, une telle variété d'observations; c'est que ni l'un ni l'autre, non plus, n'a été composé de la même façon. Les Maximes sont très évidemment un livre voulu, prémédité, disposé dans un arrangement réfléchi en vue de plaider une thèse préconçue, par un auteur qui élimine tout ce qui ne sert pas à son dessein;

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et dans les Essais eux-mêmes, malgré leurs apparentes divagations, il n'est pas malaisé de discerner une préoccupation dominante qui fait la secrète unité de l'œuvre de Montaigne. La Bruyère, lui, n'a pas proprement composé son ouvrage; son ouvrage s'est fait successivement. Il écrit, au jour le jour, sous la dictée de l'expérience; il suit ses observations partout où elles le mènent, sans parti pris d'avance de choix ou d'exclusion, sans diriger ni limiter ses investigations, sans s'interdire ni s'assigner aucun sujet d'étude; puis, il se contente de ranger dans un ordre approximatif sa riche collection d'impressions diverses et de faits de toute espèce;

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