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NOTICE LITTÉRAIRE

SUR

LES CARACTÈRES

DE LA BRUYÈRE

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« En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble, écrit Suard', qu'on est moins frappé des pensées que du style. » Cette opinion d'un ingénieux critique de la fin du dix-huitième siècle, qui lui-même s'intéressait principalement, dans les ouvrages de l'esprit, aux finesses du bien dire, ne me paraît pas tout à fait juste; et il me semble (j'y reviendrai plus loin) qu'une étude attentive des Caractères ne nous laisse pas une moins grande estime du penseur que de l'écrivain. Mais ce qu'il y a de vrai dans cette remarque, c'est ceci. A qui n'a pas un goût suffisamment exercé, une délicatesse de sens littéraire assez affinée, il peut arriver de lire une page de Fénelon, de Voltaire, de Bossuet même, avec indifférence, sans surprise, sans être frappé de la perfection de la forme. Avec La Bruyère une telle erreur n'est pas possible. Les plus médiocrement lettrés, les moins perspicaces s'aperçoivent ici, dès la première vue, qu'ils ont affaire à un artiste « fort ». L'habileté d'écrire est chez lui sensible, palpable, voyante; elle saisit, elle saute aux yeux. Commençons donc par en parler.

1. Notice sur la personne et sur les écrits de La Bruyère (1781).

I

LE STYLE

La qualité la plus aisément remarquable, et aussi, en réalité, la plus foncièrement caractéristique du style de La Bruyère, c'est la variété. Sa pensée prend toutes les formes : elle se resserre en maximes concises, à l'exemple de La Rochefoucauld; elle s'attarde en des énumérations de détails accumulés, comme jadis Aristote et Théophraste, ou dans des dissertations régulières, à la façon de Nicole; elle satisfait le goût des contemporains pour les portraits physiques et moraux; elle imite le dialogue de la comédie; elle rappelle, par ses apostrophes directes au lecteur, les procédés ironiques de Pascal polémiste, et dans des récits, tantôt brefs, tantôt développés, elle a le mérite de faire songer parfois à La Fontaine.

De même que le « paragraphe », la « phrase », elle aussi, est chez lui riche de ressources et prodigue de surprises. Chez la plupart des écrivains, même chez les plus grands, l'expression a ses préférences, ses habitudes, quelquefois ses manies; l'idée va d'elle-même se couler, comme machinalement, dans un moule fixe. Au contraire, la phrase de La Bruyère s'ingénie à se ressembler aussi peu que possible à elle-même. Aux faiseurs de traités de rhétorique, les Caractères offrent une mine d'exemples; quelle figure de mots ou de pensée n'y trouverait-on pas? D'antithèses, de comparaisons, de métaphores, cela va sans dire, La Bruyère en fourmille; mais veut-on des tours plus distingués, des artifices plus compliqués et plus rares ? Alliances de mots, syllepses, hyperboles, catachrèses : il a usé de tous ces engins de l'arsenal oratoire.

Et il en va de même de son vocabulaire, qui risque bien d'être, avec celui de La Fontaine et celui de Molière, l'un des trois plus riches du dix-septième siècle. A la langue du seizième, La Bruyère emprunte1 autant que le lui permet le bon

1. Citons comme exemple de vieux mots, ressuscités par La

ton, un peu exclusif et dédaigneux, des « honnêtes gens » de son époque. Non seulement, par un caprice que Bouhours, j'imagine, devait trouver étrange, il lui arrive d'adopter, dans un paragraphe entier1, la langue de Montaigne, qu'il juge apparemment plus commode et plus souple à l'expression de certaines de ses pensées; mais ailleurs encore, toutes les fois du moins qu'il le peut sans trop de disparate et sans que l'intrus jure au milieu du contexte, il glisse en sa phrase un de ces vieux mots énergiques, hauts en couleur et «< signifiants »>, qu'on avait honte d'écrire depuis que « M. de Vaugelas, M. Coeffeteau, M. d'Ablancourt » et les Précieuses avaient épuré et ennobli le langage 2. Dans le fonds ordinaire de la langue de son temps, il puise avec plus de curiosité et plus de hardiesse que les écrivains châtiés du dernier quart du dix-septième siècle. Il risque des emprunts fréquents aux idiomes techniques, à la langue du Palais, de la théologie, de la chasse, des arts et des métiers 3. Enfin, lors même qu'il ne sort pas de la langue proprement littéraire, il s'évertue à la renouveler; il détourne et modifie, suivant le précepte d'Horace, les

Bruyère: dru (t. I, p. 117); recru (t. I, p. 282 et t. II, p. 23); flaquer (t. II, p. 12); meugler (t. II, p. 66); pécunieux (t. I, p. 291 et t. II, p. 448); improuver (t. II, p. 197); querelleux (t. I, p. 26, p. 67, t. II, p. 15, p. 61); action (dans le sens de « discours », t. I, p. 342); aventuriers (t. I, pp. 219, 301, 341), etc. Seulement La Bruyère, qui est très respectueux, ainsi que la plupart des grands écrivains du siècle, de l'usage consacré, a soin généralement d'imprimer en italiques ces vieux mots, comme aussi, du reste, les néologismes qu'il risque.

1. Voy. t. I, p. 227-228, p. 319; et comparez toute la fin du chapitre de Quelques Usages.

2. Il faut reconnaître cependant avec La Bruyère (voy. plus loin p. 147) qu'entre 1650 et 1690, on « enrichit la langue de nouveaux mots >>. Mais il n'en est pas moins vrai que les retranchements opérés à cette époque ne furent pas compensés par les acquisitions ; loin de là.

3. En fait de mots théologiques, par exemple, l'occasion prochaine (t. I, p. 261 et p. 333); opérer et opération (t. I, p. 265 et t. II, p. 246); contemplatif (t. II, p. 153).

4. De jour à autre (t. II, p. 99 et 238); d'année à autre (t. I, p. 381); faire froid (t. II, p. 123); marcher des épaules (t. I, p. 302); se rendre sur quelque chose (t. I, p. 173, 262, t. II, p. 483, 270); pétiller de goût (t. I, p. 291), etc.

LA BRUYÈRE. I.

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I

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sens usuels et connus; si bien qu'un assez grand nombre d'emplois, essayés par lui seul, sont notés par les dictionnaires comme des âлağ λɛyóueva dans l'histoire de la langue1. Bref, c'est un musée que son ouvrage. A qui voudrait exhiber aux yeux d'un étranger, réunis en un petit volume, les moyens de l'art d'écrire dans le dix-septième siècle français, La Bruyère paraîtrait sans doute l'auteur le plus capable d'en donner une opulente idée.

Essayons de nous rendre compte, au moins d'une façon sommaire, des qualités d'esprit ou des habitudes de composition que révèle, en l'auteur des Caractères, cette abondante variété.

C'est, d'abord, l'imagination. La Bruyère l'a, en effet, très vivante et très inventive, et il sait en profiter; il ne tient pas en défiance ce don de sa nature, et parfois il ne s'effraye pas de lâcher un tant soit peu la bride à « la folle ». Et ceci le distingue, je ne dis pas des très grands classiques, mais de la plupart de nos écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle, ces hommes d'un style si sage, si entièrement, si sévèrement, si continûment raisonnable, lors même qu'ils sont poètes. Il rêve, comme eux aussi ils rêvaient sans doute, mais il n'a pas, comme eux, la mauvaise honte de ses « rêveries >>. Il y avait en lui du romancier : la petite histoire d'Émire, tant vantée et qui mérite de l'être, vaut au moins autant, comme invention, que Segrais, Hamilton, et j'ajouterais presque Mme de La Fayette. Elle nous montre que, le cas échéant, il aurait su très habilement faire entrer dans le cadre d'une aventure dramatique les résultats de son observation du cœur humain. Mais où perce peut-être encore mieux, ce me semble, cette veine inemployée, c'est dans quelques ébauches assez originales que laisse tomber çà et là, sans en tirer parti, sa plume de moraliste :

<< Ce palais 1, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux, vous enchantent et vous font récrier d'une première vue sur une maison si délicieuse et sur l'extrême bonheur du maître qui la possède. Il n'est plus; il n'en a pas joui si agréablement

1. T. I, page 271.

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