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taxe à l'occasion du don de 300 000 livres que Charles IX avait obtenu, non sans peine, de la Ville, après avoir réduit de moitié ses prétentions. Le Bureau de la Ville et les assemblées générales par lui convoquées avaient résisté tout d'abord à la demande du Roi, et si notre la Bruyère fut l'un des bourgeois qui assistèrent à la séance du 26 février sans que le procès-verbal y relevât leur nom, il dut y prononcer quelque vif discours contre les exactions de la Couronne. La Ville céda, mais quantité de parisiens refusèrent longtemps d'obéir aux injonctions souvent répétées du Roi: en raison de ses relations avec le Bureau de la Ville, relations dont nous allons parler, la Bruyère ne dut pas être l'un des contribuables récalcitrants qui s'exposèrent à voir fermer leur boutique1.

A cette époque, les médecins et les apothicaires vivaient en paix, et l'on était loin du temps où les premiers ruineront les seconds en prescrivant à leurs clients des remèdes simples et en leur apprenant à les préparer de leurs propres mains. Le négoce de Jean aurait donc suffi à l'enrichir, alors même

tiers, chapeliers, paient en général de 10 à 15 livres. Des marchands de soie de 20 à 50 livres. Un chapelier, Claude de Brie, qui demeure de l'autre côté de la rue Saint-Denis, le grand-père peut-être du romancier (voyez tome I, p. 416), n'est taxé qu'à 100 sols, comme dans le faubourg Saint Honoré (dont les limites n'étaient pas les mêmes qu'aujourd'hui), le célèbre Bernard Palissy. Des procureurs et des notaires donnent de 15 à 20 livres; des conseillers au Parlement 80 livres ; un médecin 20 livres. Nous relevons encore comme point de comparaison, les taxes suivantes parmi les plus élevées : la dame de Carnavalet, rue Culture-Sainte-Catherine, 140 livres ; l'hôtel de Boisy, rue Saint-Antoine, 300 livres; M. de la Trimoille, au faubourg Saint-Honoré, 160 livres (dont il fut déchargé); l'archidiacre de Thou, au cloître Notre-Dame, 240 livres; M. de Thou, maître des comptes, 40 livres (Bibliothèque nationale, manuscrits français, no 11692).

1. Voyez le tome VI des Registres des Délibérations du Bureau de la Ville de Paris, 1891, p. 218-388. C'est des tomes IV à XI, de cet important recueil, publiés de 1888 à 1902 par MM. Bonnardot, Tuetey, Paul Guérin, que nous avons tiré la plupart des renseignements qui suivent sur les relations de Jean Ier de la Bruyère avec le Bureau de la Ville.

qu'il n'aurait pas été le fournisseur de la Ville, titre qui lui appartenait depuis 1552 pour le moins.

On conserve aux Archives nationales un certain nombre de mémoires autographes du patron du Petit Cerf, mêlés aux papiers de l'Hôtel de Ville, et qui ont pour dates extrêmes les années 1558 et 1572. Trois sont des mémoires d'apothicaire, mais des mémoires de prix plus doux que les parties de M. Fleurant. Jean n'était pas le pharmacien des hôpitaux, qui avaient leur propre organisation, mais il fournissait les médicaments aux soldats étrangers, la plupart espagnols, que les autorités militaires ou le Bureau de la Ville envoyaient par centaines dans les hôpitaux. D'autres mémoires énumèrent, avec leur prix, les articles de confiserie, dragées et « singularités sucrées», que Jean, au nom de la ville, faisait remettre aux grands personnages de la cour, aux princes, aux ambassadeurs, aux chefs de la magistrature. Ajoutons que les registres du Bureau de la Ville mentionnent souvent les commandes extraordinaires que reçoit le Petit Cerf. L'Hôtel de Ville offre-t-il une collation au duc d'Anjou et à ceux qui l'accompagnent, on fait signe à la Bruyère, et il charge les tables d'hypocras et de sucreries variées. Les soirs où l'on brûle le feu de la Saint-Jean, on distribue aux invités de l'Hôtel de Ville, dames, seigneurs, demoiselles et bourgeoises, sept sortes de dragées, venant de la rue Saint-Denis, qui, en y joignant le prix des torches, coûtaient près de 400 livres. Mais les << fournissements » les plus fréquents du Petit Cerf sont ceux de torches aux écussons de la Ville pour les enterrements auxquels elle prend part, et surtout les distributions d'articles d'épicerie qui se font à des dates régulières et que reçoivent le prévôt, les échevins, les quarteniers, etc. Ces distributions représentaient depuis longtemps les émoluments dus aux magistrats municipaux. Plus d'une fois il avait été proposé, pour simplifier la comptabilité de l'épicier et surtout pour satisfaire aux désirs des magistrats, de remplacer par des bourses d'écus soleil la plus grande partie des fournitures de torches, de cire sous toutes les formes, d'hypocras, de claret, de dragées. On avait bien réglé dès 1573 les honoraires que devait recevoir en écus, chacun des dignitaires municipaux, mais les choses avaient continué encore quelques années comme

par le passé, et ce n'est qu'à partir de 1579 que les magistrats furent payés, pour la plus grande partie de leur traitement, par le receveur municipal, et non plus uniquement par l'épicier de la rue Saint-Denis : les mémoires de la Bruyère durent se trouver sensiblement réduits à la suite de cette innovation.

Les relations furent longtemps faciles entre le Bureau de la Ville et son fournisseur. Une fois, il est vrai, le patron du Petit Cerf s'est exposé à s'entendre rappeler qu'il doit exécuter les commandes régulièrement reçues et non les prévenir; mais ses mémoires sont acceptés sans objection. C'est par une exception unique que nous pourrions signaler une différence de onze livres entre le total de l'un d'eux et le mandement qui lui est délivré. Si la clientèle de la Ville était la plus précieuse parmi celles que pouvait ambitionner un épicier confiseur, il faut reconnaître que la patience du fournisseur était mise à de longues épreuves; en 1572, au milieu de créanciers qui réclament vainement un paiement, nous voyons la Bruyère rappeler une créance de 1021 livres pour des marchandises livrées en 1570; c'est un retard dont, à vrai dire, il n'avait guère le droit de se plaindre, étant données les habitudes de la caisse municipale. Un mémoire était-il accepté, il s'écoulait d'ordinaire, non des mois, mais des années et pour le moins deux ou trois, avant qu'un mandement nouveau en prescrivît le paiement, et ce nouveau mandement n'était pas immédiatement suivi d'effet. Le 4 mai 1584, après s'être excusée de ses ajournements successifs auprès de Jean, la Ville se libérait partiellement en constituant à son profit une rente de 1 500 livres sur le domaine municipal, que Jean acceptait et même dont il remerciait, espérant le prochain paiement du reliquat de la dette. Plus tard, lorsque la Ligue aura fait de lui un personnage important, il parlera plus haut et fera saisir les loyers de la Ville: d'cù conflit de juridiction et procès dont j'ignore l'issue. Toujours est-il que le Bureau ne s'acquitta jamais complètement pendant la vie de l'apothicaire et que ses petits-enfants durent réclamer, en 1605, le paiement d'une dernière somme de 1 200 écus, qui leur fut payée.

I

Propriétaire de la maison du Petit Cerf, Jean Ier avait des terres à Ivry et à Plailly près de Senlis ; peut-être en possédait-il

aussi dans le Vendomois. Si l'on consultait les archives de ses notaires, on se rendrait compte aisément de sa fortune immobilière et de sa fortune mobilière. Cette dernière s'élevait assez haut pour qu'il pût un jour payer comptant près de 50 000 livres tournois: tel était le prix du droit de péage, port et travers de Vernon, qu'il acheta en 1576 du cardinal d'Este.

Jean Ier de la Bruyère ne consacra pas toute sa vie à son négoce. Il n'était jamais indifférent aux choses publiques et répondait avec empressement aux convocations que, notable bourgeois et notable marchand, il recevait de la Ville lorsqu'une assemblée générale était appelée à délibérer sur des questions d'ordre municipal; mais la part qu'il prenait aux assemblées dont les registres du Bureau nous donnent les procès-verbaux sommaires ne pouvait suffire à son ardente activité. Il faut le reconnaître dans le parfumeur Pierre de la Bruyère qui, suivant l'historien Jacques-Auguste de Thou, organisa en 1576 l'Union à Paris avec le concours de son fils Mathias: ce prétendu parfumeur n'était autre que l'épicier qui, au temps de l'enfance de l'historien, avait si souvent déposé chez son père, le premier président Christophe de Thou, des boîtes de dragées, présent du Bureau de la Ville de Paris. Prenant à partie le père et le fils, Jacques-Auguste de Thou les accusait d'avoir entraîné à leur suite, en fondant la Ligue, les débauchés, les ambitieux, les misérables qui ne pouvaient rien espérer que d'une guerre civile, et aussi de riches bourgeois cédant à la haine qu'ils ressentaient pour les protestants1. Jean et Mathias étaient eux-mêmes de ces bourgeois qu'aveuglaient leurs passions religieuses.

Mathias de la Bruyère n'était pas à cette époque un conseiller au Châtelet, comme l'a écrit de Thou, mais le lieutenant particulier de la prévôté et vicomté de Paris, c'est-à-dire le substitut du lieutenant civil. Nous l'avons vu, écolier de l'Université, recevant de sa famille une petite fortune pour achever ses études. Ses degrés obtenus, il avait été avocat du Roi à la cour des aides jusqu'à l'année 1571. A cette date, il acheta l'office de lieutenant particulier et s'allia à une famille

1. Historiarum liber LXIII, édition de 1733, tome III,

P. 493.

d'origine poitevine, qu'il avait connue à Paris. Son beaupère, François Aubert, sieur d'Avanton, avait été en effet conseiller au Parlement de Paris avant d'obtenir la présidence du présidial de Poitiers1, qui lui fut attribuée lors de la création de cette juridiction et qui le ramena dans son pays natal. Louise Aubert apportait une dot de 14000 livres à son mari, qui, de son côté, joignait à ses biens personnels une dot de 12 000 livres et le domaine du Fief royal à Plailly, que lui cédait son père.

On a souvent confondu le père et le fils, Jean et Mathias de la Bruyère, dont les noms reviennent tour à tour dans les récits de la Ligue. Animés des mêmes passions, ils ont eu toutefois un rôle différent, le père se précipitant au milieu des agitations populaires, le fils servant la même cause de tout le pouvoir et de toute l'influence que lui donnaient d'importantes fonctions, mais plus discrètement, ainsi qu'il convenait à un magistrat.

Membre du conseil supérieur des Seize, Jean de la Bruyère se fait remarquer par un zèle qui le signale aux railleries et aux colères des royalistes2; en souvenir de sa profession, ils le nomment « le sire safranier de la Ligue 3. » On le

1. C'est en 1557 qu'il fut nommé au présidial de la ville de Poitiers dont il fut l'un des échevins en 1558 et le maire en 1564. Lors de la réformation de la Coutume du Poitou, il fut chargé de la rédaction des nouveaux articles (Bibliothèque historique du Poitou, par Dreux du Radier, 1842, tome I, p. 74 et note communiquée par M. Richard, archiviste de la Vienne). Il sera plus loin question de son frère.

2. « Si jamais la justice règne, toutes les forêts ne suffiront pas à faire gibets et roues pour les Seize et leurs agents; et principalement pour ceux qui sont nommés par la harangue faite par les bourgeois de Paris au légat Caëtan (5 janvier 1590), par laquelle les Seize sont nommés : le premier desquels est de la Bruière..... » (Le Maheustre, dans le Dialogue entre le Maheustre et le Manant: voyez la Satire Ménippée, édition de Ratisbonne, 1726, tome III, p. 461. Le lieutenant civil Mathias de la Bruyère fut chargé en décembre 1593 de rechercher l'auteur de ce dialogue ligueur : P. de l'Estoile l'accuse de n'avoir pas dirigé son enquête avec le désir de la voir réussir. 3. «... Au surplus, dit ailleurs le Maheustre en parlant des Seize (Ibidem, p. 465), l'on en fait des risées en notre parti, avec force

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