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NOTICE BIOGRAPHIQUE

SUR

LA BRUYÈRE

NOTICE BIOGRAPHIQUE.

I

LA FAMILLE DE JEAN DE LA BRUYÈRE
ET LE PEU QUE L'ON SAIT DE SA JEUNESSE.

Jean de la Bruyère, que l'on a fait longtemps originaire d'un village ou d'une ville de province1, est né à Paris dans une famille bourgeoise de la Cité. Il fut baptisé dans la petite église Saint-Christophe, voisine de Notre-Dame, le 17 août 1645, sans doute le lendemain de sa naissance.

Au cours du xviIIe siècle on peut compter à Paris quatre ou cinq familles de la Bruyère, et ce serait une vaine entreprise que de chercher à rattacher l'une ou l'autre à tel ou tel des la Bruyère parisiens que nomment des documents du moyenâge. Du moins les aïeux de notre auteur étaient-ils établis à Paris dès la première partie du xvre siècle, et c'est à des familles parisiennes que se sont alliés presque tous les la Bruyère dont il sera fait mention dans cette notice.

Il ne semble pas que l'histoire des ancêtres de la Bruyère ait été connue soit de ses amis, soit de ses détracteurs. Si Bonaventure d'Argonne, qui a publié, sous le nom de VigneulMarville, une critique des Caractères après la mort de l'auteur, avait appris que l'un de ses ascendants, Jean de la Bruyère, premier du nom, exerça pendant près de cinquante ans la double profession d'apothicaire et d'épicier dans une boutique de la rue Saint-Denis, à l'enseigne du Petit Cerf, il

1. Sur les origines de la famille la Bruyère et sur l'histoire de ses membres, voyez ci-après les notes qui suivent notre Tableau généalogique.

n'eut pas manqué d'opposer cette enseigne à celle de « gentilhomme à louer » qu'il lui reprochait d'avoir mise au vent : sotte et inoffensive plaisanterie dont la Bruyère n'aurait pu se blesser s'il l'avait lue; elle attestait simplement que Bonaventure d'Argonne n'avait pas compris la phrase, toute d'ironie et à l'adresse des faux nobles, où la Bruyère annonçait au monde qu'il s'était découvert, parmi les compagnons de Godefroy de Bouillon, un homonyme dont il se réclamerait le jour où il aurait fait fortune1. De même il aurait souffert patiemment, je pense, qu'on lui rappelât, dans l'un de ces couplets où fut chansonnée son élection à l'Académie, la maison de commerce de son trisaïeul. Mais il était d'autres souvenirs, tirés de l'histoire de la Ligue, que l'on n'aurait pu réveiller sans qu'il en fût ému, les calomnies par exemple dont avait été poursuivie la mémoire de son bisaïeul, accusé d'avoir été le complice des factieux qui conspiraient à l'étranger contre la vie de Henri IV; pure invention que son grand-père et son père avaient pu lire dans un libelle, mais qui tomba bientôt dans l'oubli. En 1725 l'abbé d'Olivet mentionnera dans l'histoire de l'Académie le lien de parenté qui unissait Jean III de la Bruyère au lieutenant civil de la Ligue, mais la plupart des contemporains de notre auteur l'avaient ignoré. Je ne doute pas d'ailleurs que la Bruyère n'écartât avec soin de ses entretiens toute allusion aux événements politiques qui avaient compromis le nom des siens et dont il avait pu entendre Bossuet, l'un de ses plus illustres amis, parler avec sévérité.

Parmi les documents relatifs à la famille de la Bruyère que j'ai parcourus, le plus ancien, qui est du 29 juillet 1548, nous montre le futur ligueur Jean Ier se préoccupant de l'éducation de son fils unique Mathias, écolier à l'Université de Paris. Né en 1516 ou 1517, si un greffier ne l'a pas rajeuni dans un procès-verbal qui nous donne approximativement son âge, Jean avait environ trente-deux ans lorsque, par « bonne

1. A défaut du souvenir d'un la Bruyère des croisades, notre Jean de la Bruyère aurait pu, nous apprend M. l'abbé Urbain, retrouver dans sa famille celui d'une parenté avec la belle-sœur du cardinal de Richelieu. Voyez à la suite du Tableau généalogique la note relative à Diane de la Mare, femme de Guillaume de la Bruyère et grand'mère de l'auteur des Caractères.

amour » pour son fils et voulant qu'il eût « mieux de quoi s'entretenir à l'étude » et qu'il pût acheter tous les livres nécessaires, il lui céda la part qui lui revenait dans les successions de ses parents, Mathieu de la Bruyère et Médarde Dragon, dont les propriétés se trouvaient à Savigny-sur-Orge. C'était un usage assez fréquent alors, surtout dans les familles de province qui envoyaient leurs enfants à Paris pour y faire leurs études, de leur attribuer une créance, une rente, parfois une propriété ou encore des droits successoraux, comme l'avait fait le père de Mathias et comme le firent à son exemple, et au profit du même écolier, le 3 mars 1549, un oncle et une tante, Guillaume Villebourre, bonnetier à Saint-Marcel-lez-Paris, et Jeanne Séguier: mus de même par un sentiment de «< bonne amour »>, suivant la formule habituelle du notaire, et voulant concourir aux frais de l'éducation de leur neveu, ils lui abandonnèrent tout ce qui pouvait revenir à Guillaume du douaire coutumier auquel il avait droit sur la succession de sa mère; le douaire devait être prélevé sur des immeubles situés à Senonville et « autres lieux ».

En 1548, Jean 1er exerçait déjà sa double profession. Peutêtre sa femme, Claude Séguier, était-elle fille de Pierre Séguier, apothicaire rue Saint-Honoré, dont le nom semble disparaître des documents du temps dès que nous y rencontrons celui de Jean. Ce n'est qu'en 1571 que nous voyons notre apothicaire épicier établi dans une maison de la rue Saint-Denis, à l'enseigne du Petit Cerf, « devant le Grand Châtelet », c'est-à-dire au coin de la rue, tout près du Châtelet. La maison, qui est nommée « hôtel » dans un acte notarié, était vaste, car elle put s'ouvrir plus tard aux tumultueuses délibérations des Seize. Jean Ier y avait sans doute installé l'une de ces pharmacies somptueuses qu'à la fin du xvI° siècle, les étrangers n'oubliaient pas de visiter. Ce qui en démontre l'importance, c'est une taxe de 160 livres qui, en 1571, est imposée à son propriétaire. Notons que, pour le même impôt, un modeste apothicaire de la rue SansChef payait 12 livres, et la plupart des marchands voisins de la pharmacie de 10 à 50 livres1. Jean Ier subissait cette

1. Les marchands du même quartier, épiciers, malletiers, bonneLA BRUYÈRE. I. — I

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