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« L'applaudissement » qui accueillit à l'Académie la proposition de Tallemant ne fut pourtant pas aussi unanime qu'il le dit; car, sur vingt-cinq académiciens présents et comptés par le Mercure, sept demeurèrent fidèles à la Bruyère et inscrivirent son nom sur leurs bulletins dans le vote par billets qui suivit la discussion des titres. Le Mercure n'enregistra point ces sept voix données à l'auteur des Caractères, et Tallemant semble les avoir oubliées; le chiffre s'en trouve dans une lettre de la Bruyère lui-même à Bussy Rabutin. La candidature de Pavillon obtint un beau triomphe dès le premier vote: elle y put réunir dix-huit voix, si toutefois le rival inconnu de la Bruyère fut abandonné de tous ses amis. Au scrutin de proposition, six des électeurs de la Bruyère se rallièrent à ceux de Pavillon. Au scrutin d'élection, le 1er décembre, il n'y a plus de dissidence: toutes les boules sont blanches.

Bussy était l'un des sept académiciens qui, devançant le jugement de la postérité, avaient protesté contre la préférence que la Compagnie avait donnée à Pavillon sur la Bruyère. Il avait applaudi, du fond de sa retraite de Bourgogne, à l'élection de Fontenelle; mais, dans celle où fut élu Pavillon il s'était séparé de Fontenelle et de ses amis. Instruit de l'appui qu'il avait reçu de lui, la Bruyère s'empressa de le remercier: « Les Altesses à qui je suis seront informées de tout ce que vous avez fait pour moi, Monsieur. Les sept voix qui ont été pour moi, je ne les ai pas mendiées, elles sont gratuites; mais il y a quelque chose à la vôtre qui me flatte plus sensiblement que les autres. » Et Bussy répond avec une courtoisie légèrement malicieuse : « Les voix que vous avez eues n'ont regardé que vous: Vous avez un mérite qui pourroit se passer de la protection des Altesses, et la protection de ces Altesses pourroit bien, à mon avis, faire recevoir

se choisit elle-même M. Pavillon.... Le Roi, à qui il fut proposé, comme celui qui avoit eu le plus de suffrages, lui a donné son agrément, et toute la cour et Paris y ont applaudi. » Le Mercure galant accompagne cette nouvelle d'un grand éloge du nouvel académicien son principal mérite devait être pour ses rédacteurs d'avoir retardé, par sa nomination inattendue, celle de la Bruyère. Voyez le Mercure de novembre 1691, p. 273 et suivantes.

l'homme le moins recommandable. Jugez combien vous auriez paru avec elles et avec vous-même, si vous les aviez employées 1. >>

Racine, Bossuet, Boileau, Regnier Desmarais avaient voté avec Bussy. Pour les deux autres voix, il faut, je crois, choisir entre les noms de Renaudot, Rose, Novion, Segrais ou Huet. J'ajouterais le nom de la Fontaine si, quelques mois auparavant, la Bruyère n'avait publié un très-désobligeant caractère du fabuliste. Il devait lui en faire réparation plus tard; mais, à cette date si rapprochée de la publication de son portrait, la Fontaine avait le droit d'en garder quelque ressentiment.

L'édition de 1691, qui donnait le caractère de la Fontaine, renfermait aussi celui de Théobalde, c'est-à-dire de Bensserade: la tâche eût été délicate pour la Bruyère si, élu à la place de Bensserade, il avait dû faire l'éloge académique du poëte qu'il venait de railler si cruellement. Elle convenait mieux à Pavillon, auteur de jeux d'esprit et de badinages en prose et en vers, surtout en vers, qui étaient fort à la mode. << L'incroyable surprise » toutefois que l'élu lui-même témoigna en apprenant « une si singulière élection » (ce sont les termes de Tallemant) était assez naturelle, non-seulement pour ce que l'événement avait d'inusité, d'inattendu, et c'est ce que Tallemant veut dire, mais encore parce que l'Académie spontanément appelait à elle, en admettant Pavillon, l'un de ceux qui avaient pris parti en faveur de Furetière. Il n'était peut-être pas moins surprenant que le Roi approuvât sans hésitation la nomination d'un neveu de feu l'évêque d'Alet, Nicolas Pavillon, ami d'Arnauld et de Port-Royal, auteur de lettres célèbres adressées à Louis XIV lui-même contre la signature du formulaire et la régale; mais les temps étaient changés : l'Académie allait entendre le plus éclatant éloge de l'oncle, mêlé à celui du neveu, et le Mercure pouvaient proclamer impunément que l'évêque d'Alet avait été la gloire de l'épiscopat..

....

Je regarde.... quels juges m'ont choisi, à quels hommes ils m'ont préféré, » dit Pavillon dans son discours de

1. Voyez l'une et l'autre lettre, tome II, p. 513 et 514.

réception, où se manifeste la joie la plus vive; puis, cherchant la raison du choix de l'Académie, il se demande si, après avoir donné tant de preuves de la délicatesse de son goût dans les élections précédentes, elle n'a pas « jugé à propos de ne songer en celle-ci qu'à faire éclater la liberté de ses suffrages. » Dans sa réponse, Charpentier reviendra sur cette même question de la liberté de l'Académie, lorsque, parlant de Louis XIV et de son amour des lettres, il dira :

<< N'est-ce pas un effet de ce même amour qui ne s'éteindra jamais dans son cœur, que s'intéressant à l'honneur de vos élections, dont il vous laisse la liberté tout entière, il vous exhorte de jeter toujours les yeux sur les personnes d'un mérite le plus distingué, sans vous abandonner ni au torrent des brigues ni au penchant de vos propres inclinations? Et ne s'en est-il pas expliqué de la sorte lorsque le scrutin de cette dernière élection lui fut présenté 1? »

L'indépendance de la Compagnie avait-elle donc été menacée par l'intervention des Altesses auxquelles appartenait la Bruyère? Non, à s'en rapporter aux lettres échangées entre la Bruyère et Bussy.

Le contrôleur général Pontchartrain, qui, ministre de la maison du Roi, avait de plus, à cette époque, dans son département les affaires de l'Académie française, a été souvent accusé, par les critiques modernes encore plus que par les contemporains, d'avoir pesé sur les élections académiques : il

que

1. Recueil des harangues, etc., tome II, p. 343 et 350. Le Mercure relève naturellement ce trait. Il se plaît à rappeler que le Roi voulait l'on rendît justice au vrai mérite, sans avoir égard aux brigues. >> (Février 1692, p. 243.) Citons, pour plus de précision, la phrase textuelle de Regnier Desmarais transmettant à l'Académie les conseils du Roi : « Ce jour M. l'abbé Regnier, secrétaire, a dit à la Compagnie qu'il avoit eu l'honneur de rendre compte au Roi le jour précédent de ce qui s'étoit passé dans la dernière assemblée au sujet de la place vacante; que sa Majesté avoit agréé la proposition qui lui étoit faite de M. Pavillon par la Compagnie, et qu'en même temps elle l'avoit chargé, lui, de dire de sa part à la Compagnie qu'elle l'exhortoit de ne se point laisser préoccuper par les sollicitations lorsqu'il y auroit des places à remplir (Registres de l'Académie française, séance du 24 novembre 1692).

LA BRUYÈRE. I. — I

n'avait pu couvrir de son patronage la candidature du cousin de sa femme, Pavillon, née au cours d'une séance, mais avant que son nom fût prononcé, avait-il appuyé celle de la Bruyère? Jérôme Phélypeaux serait-il intervenu en sa faveur auprès de ses correspondants habituels? Si ce ne sont pas les Pontchartrain, non plus que les princes de Condé, qui ont indiscrètement recommandé aux académiciens l'auteur des Caractères, qui vise-t-on ? Serait-ce tout simplement ses amis de l'Académie qui, usant de leurs droits avec une animation qu'eut expliquée la vivacité de la lutte, s'étaient efforcés sans succès d'assurer la victoire à l'un des adversaires du parti des modernes ?

Tourreil, qui avait obtenu de l'Académie deux prix d'éloquence, sollicita la succession de Michel le Clerc: il fut proposé, le 12 janvier 1692, par toutes les voix, sauf une, et nommé le 19 par la pluralité des votants suivant le procèsverbal, ou par tous selon le Mercure'. Dans son discours de réception, le nouvel académicien s'excuse d'avoir été préféré à d'illustres concurrents 2. Il est probable que la Bruyère a été l'un d'eux3. Bien qu'il n'y fût pas obligé, Tourreil loua l'Académie d'avoir signalé par l'élection de Pavillon la délicatesse de son goût et la justesse de son discernement. La Bruyère aurait eu mauvais grâce à s'en montrer offensé; mais il avait le droit de s'étonner de l'insistance avec laquelle Charpentier,

1. Janvier 1692, p. 175.

2. .... Je ne laisse pas de craindre que le public pour la première fois, ne se dispense de la soumission dont il se pique envers vous et ne murmure en faveur des illustres concurrents à qui j'ai honte de me voir préféré. » (Recueil des harangues, tome II, p. 354,)

3. Tourreil a été, sans en prendre le titre, gouverneur de Jérôme Phélypeaux; il l'était encore au moment de son élection et la Bruyère, en raison de ses relations avec les Ponchartrain, avait pu hésiter à se mettre sur les rangs en même temps que lui; une rupture devait bientôt éclater entre le ministre et Tourreil. Saint-Simon n'en a point connu l'origine véritable. C'est dans son discours de réception que Tourreil blessa, d'une façon irrémédiable, Pontchartrain. Les éloges y étaient prodigués au ministre avec si peu de mesure et de tact que Pontchartrain exigea, avant l'impression du discours, la suppression de l'un des passages qui le concernaient. Voyez en tête des OEuvres complètes de J. de Tourreil, Paris 1721, la préface de l'abbé Massieu, citée par E. Allaire (La Bruyère dans la maison de Condé, tome II, p. 471).

qui répondit à Tourreil, rappela encore et commenta de nouveau les paroles de Louis XIV, recommandant à l'Académie de ne jeter les yeux que sur des personnes d'un savoir distingué. Quelle pressante nécessité contraignait donc Charpentier à inviter une fois de plus l'Académie à se défendre contre les sollicitations du « faux mérite » ? Nous voudrions en pouvoir douter, mais la candidature que l'on désirait si vivement écarter n'était-elle pas celle de la Bruyère ?

La Bruyère, bien certainement, ne se présenta pas à l'Académie pour y remplacer Pellisson: la candidature de Fénelon, appuyée par les amis mêmes de notre auteur, ne rencontra que deux opposants au scrutin de proposition, dans la séance du 7 mars 1693. Mais il se mit résolument sur les rangs lorsque la mort de Bussy et celle de l'abbé de la Chambre laissèrent deux places vacantes. L'abbé Bignon, neveu de Pontchartrain, sollicitait l'une. Pour la seconde, la Loubère, gouverneur de Phélypeaux, s'était tout d'abord présenté; mais il se retira devant la Bruyère, et supplia ses amis de reporter sur l'auteur des Caractères les suffrages qu'ils lui destinaient. Après ce désistement la Bruyère se trouvait en présence d'un autre candidat sur lequel il l'emporta, Goibaud du Bois, ancien maître à danser, gouverneur du duc de Guise, qui avait publié diverses traductions1.

Au dire du Mercure galant, le succès de la Bruyère ne fut obtenu qu'à l'aide des «< plus fortes brigues qui aient jamais été faites. » Les chansons du temps font écho. Injurieuses pour Regnier Desmarais, Racine et Bossuet, qui étaient les patrons de sa candidature, elles ne mettent pas en cause toutefois les Altesses de la Bruyère. Tout gentilhomme qu'il fût de Monsieur le Prince, il put dire dans son discours de réception, en parlant de sa nomination : « Il n'y a ni poste, ni crédit, ni richesses, ni titres, ni autorité, ni faveur qui aient pu vous plier à faire ce choix: je n'ai rien de toutes ces choses, tout me manque. Un ouvrage qui a eu quelque succès par sa singularité.......... a été toute la médiation que j'ai employée et que vous avez reçue. » Il est toutefois une médiation dont la trace

I. « Les gens de la Cour, dit le P. Léonard, d'après Bulteau, ont fort postulé pour le faire entrer (la Bruyère) à l'Académie françoise, préférablement à l'abbé du Bois. »

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