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DISCOURS

SUR THEOPHRASTE'.

Je n'estime pas que l'homme soit capable de former dans son esprit un projet plus vain et plus chimérique, que de prétendre, en écrivant de quelque art ou de quelque science que ce soit, échapper à toute sorte de critique, et enlever les suffrages de tous ses lecteurs.

Car sans m'étendre sur la différence des esprits des hommes, aussi prodigieuse en eux que celle de leurs visages, qui fait goûter aux uns les choses de spéculation et aux autres celles de pratique, qui fait que quelquesuns cherchent dans les livres à exercer leur imagination, quelques autres à former leur jugement, qu'entre ceux qui lisent, ceux-ci aiment à être forcés par la démonstration, et ceux-là veulent entendre délicatement, ou former des raisonnements et des conjectures, je me renferme seulement dans cette science qui décrit les mœurs, qui examine les hommes, et qui développe leurs caractères, et j'ose dire que sur les ouvrages qui traitent de choses qui les touchent de si près, et où il ne s'agit que d'eux-mêmes, ils sont encore extrêmement difficiles à

contenter.

Quelques savants ne goûtent que les apophthegmes des

1. Ce discours sert d'introduction à tout l'ouvrage de la Bruyère : aux Caractères de Théophraste et aux Caractères ou mœurs de ce siècle.

anciens et les exemples tirés des Romains, des Grecs, des Perses, des Égyptiens; l'histoire du monde présent leur est insipide; ils ne sont point touchés des hommes qui les environnent et avec qui ils vivent, et ne font nulle attention à leurs mœurs. Les femmes au contraire, les gens de la cour, et tous ceux qui n'ont que beaucoup d'esprit sans érudition, indifférents pour toutes les choses qui les ont précédés1, sont avides de celles qui se passent à leurs yeux et qui sont comme sous leur main : ils les examinent, ils les discernent, ils ne perdent pas de vue les personnes qui les entourent, si charmés des descriptions et des peintures que l'on fait de leurs contemporains, de leurs concitoyens, de ceux enfin qui leur ressemblent et à qui ils ne croient pas ressembler, que jusque dans la chaire l'on se croit obligé souvent de suspendre l'Évangile pour les prendre par leur foible, et les ramener à leurs devoirs par des choses qui soient de leur goût et de leur portée2.

1. Dans les dix premières éditions de la Bruyère le participe précédé est sans accord.

2. Allusion aux sermons de Bourdaloue, qui s'était « mis à dépeindre les gens, » suivant l'expression de Mme de Sévigné (lettre du 25 décembre 1671, tome II, p. 448), et surtout à ceux de ses imitateurs. « Pour aller droit à la réformation des mœurs, dit l'abbé d'Olivet, le P. Bourdaloue commençoit toujours par établir sur des principes bien liés et bien déduits une proposition morale; et après, de peur que l'auditeur ne se fit point l'application de ces principes, il la faisoit lui-même par un détail merveilleux où la vie des hommes étoit peinte au naturel. Or ce détail étant ce qu'il y avoit de plus neuf, et ce qui, par conséquent, frappa d'abord le plus dans le P. Bourdaloue, ce fut aussi ce que les jeunes prédicateurs tâchèrent le plus d'imiter on ne vit que portraits, que caractères dans leurs sermons. » (Histoire de l'Académie françoise, édition L. Livet, tome II, p. 321.) Voyez, dans l'article que Sainte-Beuve lui a consacré, de quelle manière et dans quelle mesure Bourdaloue << suspendoit l'Évangile pour prendre » ses auditeurs «< par leur foible. » (Causeries du lundi, tome IX, p. 226 et suivantes.)

La cour ou ne connoît pas la ville, ou par le mépris qu'elle a pour elle néglige d'en relever le ridicule, et n'est point frappée des images qu'il peut fournir; et si au contraire l'on peint la cour, comme c'est toujours avec les ménagements qui lui sont dus, la ville ne tire pas de cette ébauche de quoi remplir sa curiosité, et se faire une juste idée d'un pays où il faut même avoir vécu pour le connoître.

D'autre part, il est naturel aux hommes de ne point convenir de la beauté ou de la délicatesse d'un trait de morale qui les peint, qui les désigne, et où ils se reconnoissent eux-mêmes: ils se tirent d'embarras en le condamnant; et tels n'approuvent la satire, que lorsque commençant à lâcher prise et à s'éloigner de leurs personnes, elle va mordre quelque autre.

Enfin quelle apparence de pouvoir remplir tous les goûts si différents des hommes par un seul ouvrage de morale? Les uns cherchent des définitions, des divisions, des tables, et de la méthode: ils veulent qu'on leur explique ce que c'est que la vertu en général, et cette vertu en particulier; quelle différence se trouve entre la valeur, la force et la magnanimité; les vices extrêmes par le défaut ou par l'excès entre lesquels chaque vertu se trouve placée, et duquel de ces deux extrêmes elle emprunte davantage1; toute autre doctrine ne leur plaît pas. Les autres, contents que l'on réduise les mœurs aux passions et que l'on explique celles-ci par le mouvement

1. Ainsi procède Aristote dans ses Éthiques, c'est-à-dire dans la Morale à Eudème, la grande Morale, et quelques passages de la Morale à Nicomaque; mais la pensée de la Bruyère ne remonte sans doute pas aussi haut. Selon toute vraisemblance, il a en vue le Tableau des passions humaines de Coëffeteau (1615), l'Usage des passions du P. Senault (1641), et la Morale de René Bary (1663), ouvrages dans lesquels est suivie la méthode qu'il indique,

du sang, par celui des fibres et des artères', quittent un auteur de tout le reste.

Il s'en trouve d'un troisième ordre qui, persuadés que toute doctrine des mœurs doit tendre à les réformer, à discerner les bonnes d'avec les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de foible et de ridicule, d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de sain et de louable, se plaisent infiniment dans la lecture des livres qui supposant les principes physiques et moraux rebattus par les anciens et les modernes, se jettent d'abord dans leur application aux mœurs du temps, corrigent les hommes les uns par les autres, par ces images de choses qui leur sont si familières, et dont néanmoins ils ne s'avisoient pas de tirer leur instruction.

Tel est le traité des Caractères des mœurs2 que nous a laissé Théophraste. Il l'a puisé dans les Éthiques et dans les grandes Morales d'Aristote3, dont il fut le disciple. Les excellentes définitions que l'on lit au commencement de chaque chapitre sont établies sur les idées et sur les principes de ce grand philosophe, et le fond des caractères qui y sont décrits est pris de la même source. Il est vrai qu'il se les rend propres par l'étendue qu'il leur

1. Allusion aux Charactères des Passions de Marin Cureau de la Chambre, qui, publiés de 1640 à 1662, avaient obtenu le plus grand succès, et surtout aux Passions de l'âme de Descartes (1649).

2. Le titre de Théophraste est, comme nous l'avons dit ci-dessus, ἠθικοὶ χαρακτῆρες, caractères moraux.

3. VAR. (édit. 1-7): dans les Éthiques et les grandes Morales d'Aristote. Par le mot Éthiques, la Bruyère désigne sans doute à la fois la Morale à Nicomaque et la Morale à Eudème. Le pluriel 40xá, éthiques, se trouve dans le titre de chacun des trois traités de morale contenus dans les OEuvres d'Aristote.

4. Soit faute d'impression, soit inadvertance de l'auteur, on lit dans les quatre premières éditions : « et le fond des caractères qui y sont décrits sont pris.... >>

donne, et par la satire ingénieuse qu'il en tire contre les vices des Grecs, et surtout des Athéniens.

Ce livre ne peut guère passer que pour le commencement d'un plus long ouvrage que Théophraste avoit entrepris. Le projet de ce philosophe, comme vous le remarquerez dans sa préface, étoit de traiter de toutes les vertus et de tous les vices; et comme il assure luimême dans cet endroit qu'il commence un si grand dessein à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, il y a apparence qu'une prompte mort l'empêcha de le conduire à sa perfection. J'avoue que l'opinion commune a toujours été qu'il avoit poussé sa vie au delà de cent ans, et saint Jérôme, dans une lettre qu'il écrit à Népotien, assure qu'il est mort à cent sept ans accomplis1: de sorte que je ne doute point qu'il n'y ait eu une ancienne erreur, ou dans les chiffres grecs qui ont servi de règle à Diogène Laërce', qui ne le fait vivre que quatre-vingt-quinze années, ou dans les premiers manuscrits qui ont été faits

1. « Quum, expletis centum et septem annis, se mori cerneret. >> (Sancti Hieronymi Epistolæ selectæ, lib. II, ep. xII.) — Ce passage de saint Jérôme est cité dans le commentaire de Casaubon sur la préface grecque des Caractères de Théophraste, et dans celui de Ménage sur Diogène Laërce, publié à Londres en 1664.

2. Diogène Laërce, ou, comme d'autres le nomment, de Laërte, fait mourir Théophraste à quatre-vingt-cinq ans, et non à quatre-vingtquinze, comme le dit la Bruyère. Voyez les Vies des philosophes illustres, livre V, chapitre II. Casaubon, qui avait proposé dans la première édition de son commentaire de modifier le texte de Théophraste, a été d'avis, dans la seconde et dans les suivantes, qu'il fallait corriger celui de Diogène. Stiévenart a suivi ce dernier sentiment. Schweighæuser, au contraire, accepte la leçon de Diogène, ainsi que l'a fait Corsini dans les Fastes attiques. La confusion de chiffres dont nous parle la Bruyère consisterait, d'après Casaubon (qui fait dire à Diogène 66oμxovta, 70, et non óydońxovta, 80), à avoir lu 09' (79), au lieu de p' (107) ou pl′ (109). Au reste, l'authenticité du préambule de Théophraste a été mise en doute par plusieurs critiques.

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