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d'écrire des mœurs; et l'on n'a point été détourné de son entreprise par deux ouvrages de morale qui sont1 dans les mains de tout le monde, et d'où2, faute d'attention ou par un esprit de critique, quelques-uns pourroient penser que ces remarques sont imitées.

L'un, par l'engagement de son auteur, fait servir la métaphysique à la religion, fait connoître l'âme, ses passions, ses vices, traite les grands et les sérieux motifs pour conduire à la vertu, et veut rendre l'homme chrétien. L'autre, qui est la production d'un esprit instruit par le commerce du monde et dont la délicatesse étoit égale à la pénétration, observant que l'amourpropre est dans l'homme la cause de tous ses foibles, l'attaque sans relâche, quelque part où il le trouve; et cette unique pensée, comme multipliée en mille manières différentes, a toujours, par le choix des mots et par la variété de l'expression, la grâce de la nouveauté.

L'on ne suit aucune de ces routes dans l'ouvrage qui est joint à la traduction des Caractères; il est tout différent des deux autres que je viens de toucher : moins sublime que le premier et moins délicat que le second, il ne tend qu'à rendre l'homme raisonnable, mais par des voies simples et communes, et en l'examinant indifféremment, sans beaucoup de méthode et selon que comparaison. (Note de la Bruyère.) — VAR. (édit. 1-5) : et nullement le fond des choses, qui sont divines, etc.

1. VAR. (édit. 1-5): qui sont encore. Il s'agit des Pensées de Pascal et des Réflexions de la Rochefoucauld. Au moment où parurent les Caractères, les Pensées de Pascal, publiées en 1670, quelques années après sa mort, avaient eu six éditions, et les Réflexions de la Rochefoucauld, publiées en 1665, avaient été cinq fois réimprimées. La plus récente édition des Pensées était celle de 1684 (Amsterdam); la plus récente des Réflexions était celle de 1678, la dernière qu'ait revue l'auteur.

2. VAR. (édit. 1): et de qui.

3. VAR. (édit. 1-6): comme multipliée en mille autres.

les divers chapitres y conduisent, par les âges, les sexes et les conditions, et par les vices, les foibles et le ridicule qui y sont attachés.

L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit, aux replis du cœur et à tout l'intérieur de l'homme que n'a fait Théophraste; et l'on peut dire que, comme ses Caractères, par mille choses extérieures qu'ils font remarquer dans l'homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son déréglement, tout au contraire, les nouveaux Caractères, déployant d'abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs foiblesses, font que l'on prévoit aisément tout ce qu'ils sont capables de dire ou de faire, et qu'on ne s'étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie.

Il faut avouer que sur les titres de ces deux ouvrages l'embarras s'est trouvé presque égal. Pour ceux qui partagent le dernier, s'ils ne plaisent point assez, l'on permet d'en suppléer d'autres; mais à l'égard des titres des Caractères de Théophraste, la même liberté n'est pas accordée, parce qu'on n'est point maître du bien d'autrui. Il a fallu suivre l'esprit de l'auteur, et les traduire selon le sens le plus proche de la diction grecque, et en même temps selon la plus exacte conformité avec leurs chapitres; ce qui n'est pas une chose facile, parce que souvent la signification d'un terme grec, traduit en françois mot pour mot, n'est plus la même dans notre langue par exemple, ironie est chez nous une raillerie dans la conversation, ou une figure de rhétorique, et

1. C'est-à-dire sur les titres des chapitres qui composent ces deux ouvrages.

2. VAR. (édit. 1-4): ou une raillerie.

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chez Théophraste c'est quelque chose entre la fourberie et la dissimulation, qui n'est pourtant ni l'un ni l'autre ', mais précisément ce qui est décrit dans le premier chapitre.

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Et d'ailleurs les Grecs ont quelquefois deux ou trois termes assez différents pour exprimer des choses qui le sont aussi et que nous ne saurions guère rendre que par un seul mot: cette pauvreté embarrasse. En effet, l'on remarque dans cet ouvrage grec trois espèces d'avarice, deux sortes d'importuns, des flatteurs de deux manières, et autant de grands parleurs: de sorte que les caractères de ces personnes semblent rentrer les uns dans les autres, au désavantage du titre; ils ne sont pas aussi toujours suivis et parfaitement conformes, parce que Théophraste, emporté quelquefois par le dessein qu'il a de faire des portraits, se trouve déterminé à ces changements par le caractère et les mœurs du personnage qu'il peint ou dont il fait la satire.

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Les définitions qui sont au commencement de chaque chapitre ont eu leurs difficultés. Elles sont courtes et concises dans Théophraste, selon la forme du grec et le style d'Aristote, qui lui en a fourni les premières idées: on les a étendues dans la traduction pour les rendre intelligibles. Il se lit aussi dans ce traité des phrases qui ne sont pas achevées et qui forment un sens imparfait, auquel il a été facile de suppléer le véritable; il s'y trouve de différentes leçons, quelques endroits tout à fait interrompus, et qui pouvoient recevoir diverses explications; et pour ne point s'égarer dans ces doutes, on a suivi les meilleurs interprètes.

Enfin, comme cet ouvrage n'est qu'une simple in

1. VAR. (édit. 1-5): ni l'une ni l'autre.

2. Les éditions 1 et 24 ont ici dernier, au lieu de premier. 3. VAR. (édit. 1-6): par le caractère seul.

struction sur les mœurs des hommes, et qu'il vise moins à les rendre savants qu'à les rendre sages, l'on s'est trouvé exempt de le charger de longues et curieuses observations, ou de doctes commentaires qui rendissent un compte exact de l'antiquité. L'on s'est contenté de mettre de petites notes à côté de certains endroits que l'on a cru les mériter', afin que nuls de ceux qui ont de la justesse, de la vivacité, et à qui il ne manque que d'avoir lu beaucoup, ne se reprochent pas même ce petit défaut, ne puissent être arrêtés dans la lecture des Caractères et douter un moment du sens de Théophraste.

1. Dans la ge édition : « le mériter. >> - A côté de certains endroits: l'expression est d'une exactitude rigoureuse; suivant un usage de typographie qui est tombé en désuétude, les notes de la Bruyère, dans les éditions du dix-septième siècle, sont presque toujours placées en marge à côté du passage auquel elles s'appliquent.

LES CARACTÈRES

DE THEOPHRASTE

TRADUITS DU GREC.

J'AI admiré souvent, et j'avoue que je ne puis encore comprendre, quelque sérieuse réflexion que je fasse, pourquoi toute la Grèce étant placée sous un même ciel, et les Grecs nourris et élevés de la même manière1, il se trouve néanmoins si peu de ressemblance dans leurs mœurs. Puis donc, mon cher Polyclès, qu'à l'âge de quatre-vingt-dix-neuf ans où je me trouve3, j'ai assez

pour connoître les hommes; que j'ai vu d'ailleurs, pendant le cours de ma vie, toutes sortes de personnes 5 et de divers tempéraments, et que je me suis toujours attaché

1. Par rapport aux Barbares, dont les mœurs étoient très-différentes de celles des Grecs. (Note de la Bruyère.)

2. La Bruyère écrit Policles. Un Polyclès, lieutenant d'Antipater, fut tué dans une bataille contre les Étoliens la troisième année de la cxive olympiade (voyez Diodore de Sicile, livre XVIII, chapitre XXXVIII): Coray conjecture que c'est à ce personnage que s'adresse Théophraste, qui était l'ami d'Antipater, ou du moins, comme nous l'apprend Diogène de Laërte, celui de Cassandre, son fils. Il est encore question dans Diodore (livre XXXIX, chapitre x1) d'un autre Polyclès, également du parti de Cassandre, qui accompagnait Eurydice lorsqu'elle fut prise à Amphipolis, la quatrième année de la cxve olympiade. Ces chiffres de cxive et cxve olympiade ne pourraient-ils pas nous expliquer la date approximative que la Bruyère assigne à la composition des Caractères de Théophraste ? Voyez ci-dessus, p. 26, note I. 3. Voyez la note 2 de la p. 13.

4. VAR. (édit. I et 2^) : j'ai peut-être assez vécu. La restriction peut-être n'est pas dans le texte grec.

5. VAR. (édit. 1-3): toute sorte de

LA BRUYÈRE. 1. I

personnes.

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