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les républiques anciennes, et la jaloufie des pauvres contre les riches, avaient établi des lois fomptuaires; où les fpectacles révoltaient à la fois le fanatifme calvinifte et l'austérité républicaine, n'était pour lui un féjour ni agréable ni sûr; il voulut avoir contre la perfécution des catholiques un afile fur les terres de Genève, et une retraite en France contre l'humeur des réformés, et prit le parti d'habiter alternativement d'abord Tourney, puis Ferney en France, et les Délices aux portes de Genève. C'est là qu'il fixa enfin fa demeure avec madame Denis fa nièce, alors veuve et fans enfans, libre de fe livrer à fon amitié pour fon oncle, et de reconnaître le foin paternel qu'il avait pris d'augmenter fon aifance. Elle fe chargea d'affurer fa tranquillité, et fon indépendance domeftique, de lui épargner les foins fatigans du détail d'une maison. C'était tout ce qu'il était obligé de devoir à autrui. Le travail était pour lui une fource inépuisable de jouiffances; et, pour que tous fes momens fuffent heureux, il suffisait qu'ils fuffent libres.

Jufqu'ici nous avons décrit la vie orageufe d'un poëte philofophe, à qui son amour pour la vérité, et l'indépendance de fon caractère avaient fait encore plus d'ennemis que fes fuccès, qui n'avait répondu à leurs méchancetés que par des épigrammes ou plaifantes ou terribles, et dont la conduite avait été plus fouvent infpirée par le fentiment qui le dominait dans chaque circonftance, que combinée d'après un plan formé par sa raison. fa

Maintenant dans la retraite, éloigné de toutes les illufions, de tout ce qui pouvait élever en lui des

Vie de Voltaire.

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paffions perfonnelles et paffagères, nous allons le voir abandonné à fes paffions dominantes et durables, l'amour de la gloire, le befoin de produire plus puiffant encore, et le zèle pour la deftruction des préjugés, la plus forte et la plus active de toutes celles qu'il a connues. Cette vie paifible, rarement troublée par des menaces de perfécution plutôt que par des perfécutions réelles, fera embellie, nonfeulement comme fes premières années, par l'exercice de cette bienfesance particulière, qualité commune à tous les hommes dont le malheur ou la vanité n'ont point endurci l'ame et corrompu la raifon, mais par des actions de cette bienfefance courageuse et éclairée, qui, en adouciffant les maux de quelques individus, fert en même temps l'humanité entière.

C'eft ainfi qu'indigné de voir un ministère corrompu poursuivre la mort du malheureux Bing, pour couvrir fes propres fautes, et flatter l'orgueil de la populace anglaife, il employa, pour fauver cette innocente victime du machiavélifme de Pitt, tous les moyens que le génie de la pitié put lui infpirer, et feul éleva fa voix contre l'injuftice, tandis que l'Europe étonnée contemplait en filence cet exemple d'atrocité antique que l'Angleterre ofait donner dans un fiècle d'huma nité et de lumières.

Le premier ouvrage qui fortit de fa retraite fut la tragédie de l'Orphelin de la Chine, compofée pendant fon féjour en Alface, lorfqu'espérant pouvoir vivre à Paris, il voulait qu'un fuccès au théâtre raffurât fes amis et forçât fes ennemis au filence.

Dans les commencemens de l'art tragique, les poëtes étaient affurés de frapper les efprits en donnant

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à leurs perfonnages des fentimens contraires à ceux de la nature, en facrifiant ces fentimens que chaque homme porte au fond du cœur, aux paffions plus rares de la gloire, du patriotisme exagéré, du dévouement à fes princes.

Comme alors la raifon eft encore moins formée que le goût, l'opinion commune feconde ceux qui emploient ces moyens, ou eft entraînée par eux. Léontine dut infpirer de l'admiration, et la hauteur de fon caractère lui faire pardonner le facrifice de fon fils, par un parterre idolâtre de fon prince. Mais quand ces moyens de produire des effets, en s'écartant de la nature, commencent à s'épuifer; quand l'art fe perfectionne, alors il eft forcé de fe rapprocher de la raifon, et de ne plus chercher de reffources que dans la nature même. Cependant telle eft la force de l'habitude, que le facrifice de Zamti fondé, à la vérité, fur des motifs plus nobles, plus puiffans que celui de Léontine, expié par fes larmes, par fes regrets, avait féduit les fpectateurs. A la première représentation de l'Orphelin, ces vers d'Idamé, fi vrais, fi philofophiques,

La nature et l'hymen, voilà les lois premières,
Les devoirs, les liens des nations entières ;

Ces lois viennent des dieux, le refte eft des humains.

n'excitèrent d'abord que l'étonnement; les fpectateurs balancèrent, et le cri de la nature eut befoin de la réflexion pour fe faire entendre. C'est ainfi qu'un grand poëte peut quelquefois décider les efprits flottans entre d'anciennes erreurs et les vérités qui,

pour en prendre la place, attendent qu'un dernier coup achève de renverfer la barrière chancelante que le préjugé leur oppofe. Les hommes n'ofent fouvent s'avouer à eux-mêmes les progrès lents que la raison a faits dans leur efprit, mais ils font prêts à la fuivre, fi, en la leur présentant d'une manière vive et frappante, on les force à la reconnaître. Auffi ces mêmes vers n'ont plus été entendus qu'avec transport, et Voltaire eut le plaifir d'avoir vengé la

nature.

Cette pièce eft le triomphe de la vertu fur la force, et des lois fur les armes. Jusqu'alors, excepté dans Mahomet, on n'avait pu réuffir à rendre amoureux, fans l'avilir, un de ces hommes dont le nom impose à l'imagination, et préfente l'idée d'une force d'ame extraordinaire. Voltaire vainquit pour la feconde fois cette difficulté. L'amour de Gengis-kan intéreffe malgré la violence et la férocité de fon caractère, parce que cet amour eft vrai, paffionné; parce qu'il lui arrache l'aveu du vide que fon cœur éprouve au milieu de sa puissance; parce qu'il finit par facrifier cet amour à fa gloire, et fa fureur des conquêtes au charme, nouveau pour lui, des vertus pacifiques.

Le repos de Voltaire fut bientôt troublé par la publication de la Pucelle.

Ce poëme qui reunit la licence et la philofophie, où la vérité prend le mafque d'une gaieté fatirique et voluptueuse, commencé vers 1730, n'avait jamais été achevé. L'auteur en avait confié les premiers effais à un petit nombre de fes amis et à quelques princes. Le feul bruit de son existence lui avait attiré

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des menaces, et il avait pris, en ne l'achevant pas, le moyen le plus sûr d'éviter la tentation dangereuse de le rendre public. Malheureusement on laiffa multiplier les copies; une d'elles tomba entre des mains avides et ennemies; et l'ouvrage parut, non-feulement avec les défauts que l'auteur Y avait laiffés, mais avec des vers ajoutés par les éditeurs, et remplis de groffièreté, de mauvais goût, de traits fatiriques qui pouvaient compromettre la fureté de Voltaire. L'amour du gain, le plaifir de faire attribuer leurs mauvais vers à un grand poëte, le plaifir plus méchant de l'expofer à la perfécution, furent les motifs de cette infidélité dont la Beaumelle et l'excapucin Maubert ont partagé l'honneur.

Ils ne réuffirent qu'à troubler un moment le repos de celui qu'ils voulaient perdre. Ses amis détournèrent la perfécution, en prouvant que l'ouvrage était falfifié; et la haine des éditeurs le fervit malgré

eux.

Mais cette infidélité l'obligea d'achever la Pucelle, et de donner au public un poëme dont l'auteur de Mahomet et du Siècle de Louis XIV n'eut plus à rougir. Cet ouvrage excita un enthousiasme très-vif dans une claffe nombreuse de lecteurs, tandis que les ennemis de Voltaire affectèrent de le décrier comme indigne d'un philofophe, et presque comme une tache pour les œuvres et même pour la vie du poëte.

Mais, fi l'on peut regarder comme utile le projet de rendre la fuperftition ridicule. aux yeux des hommes livrés à la volupté, et deftinés, par la faiblesse même qui les entraîne au plaifir, à devenir

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