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d'efprit et un bon homme, voyait dans le jeune Arouet le germe d'un grand-homme; et le père le Jay, qui, frappé de la hardieffe de fes idées et de l'indépendance de fes opinions, lui prédifait qu'il ferait en France le coryphée du déifme: prophéties que l'évé nement a également juftifiées.

Au fortir du collège, il retrouva dans la maifon paternelle l'abbé de Châteauneuf son parrain, ancien ami de fa mère. C'était un de ces hommes qui, s'étant engagés dans l'état eccléfiaftique par complaisance, ou par un mouvement d'ambition étrangère à leur ame, facrifient enfuite à l'amour d'une vie libre la fortune et la confidération des dignités facerdotales, ne pouvant fe réfoudre à garder toujours fur leur vifage le mafque de l'hypocrifie.

L'abbé de Châteauneuf était lié avec Ninon, à laquelle fa probité, fon efprit, fa liberté de penfer avaient fait pardonner depuis long-temps les aventures un peu trop éclatantes de fa jeuneffe. La bonne compagnie lui avait fu gré d'avoir refufé fon ancienne amie, madame de Maintenon, qui lui avait offert de l'appeller à la cour, à condition qu'elle fe ferait dévote. L'abbé de Châteauneuf avait présenté à Ninon Voltaire enfant, mais déjà poëte, défolant déjà par de petites épigrammes fon janfénifte de frère, et récitant avec complaifance la Moifade de Rouffeau.

Ninon avait goûté l'élève de fon ami, et lui avait légué, par teftament, deux mille francs pour acheter des livres. Ainfi, dès fon enfance, d'heureuses circonftances lui apprenaient, même avant que fa raison fût formée, à regarder l'étude, les travaux de l'esprit, comme une occupation douce et honorable; et,

en le rapprochant de quelques êtres fupérieurs aux opinions vulgaires, lui montraient que l'efprit de l'homme eft né libre, et qu'il a droit de juger tout ce qu'il peut connaître; tandis que, par une lâche condefcendance pour les préjugés, les éducations ordinaires ne laiffent voir aux enfans que les marques honteufes de fa fervitude.

L'hypocrifie et l'intolérance régnaient à la cour de Louis XIV: on s'y occupait à détruire le janfénisme, beaucoup plus qu'à foulager les maux du peuple. La réputation d'incrédulité avait fait perdre à Catinat la confiance due à fes vertus et à fon talent pour la guerre. On reprochait au duc de Vendôme de manquer à la meffe quelquefois, et on attribuait à son indévotion les fuccès de l'hérétique Marlboroug et de l'incrédule Eugène. Cette hypocrifie avait révolté ceux qu'elle n'avait pu corrompre; et, par averfion pour la févérité de Versailles, les fociétés de Paris les plus brillantes affectaient de porter la liberté et le goût du plaifir jufqu'à la licence.

L'abbé de Châteauneuf introduifit le jeune Voltaire dans ces fociétés, et particulièrement dans celle du duc de Sulli, du marquis de la Fare, de l'abbé Servien, de l'abbé de Chaulicu, de l'abbé Courtin. Le prince de Conti, le grand prieur de Vendôme, s'y joignaient fouvent.

M. Arouet crut fon fils perdu en apprenant qu'il fefait des vers, et qu'il voyait bonne compagnie. Il voulait en faire un magiftrat, et il le voyait occupé d'une tragédie. Cette querelle de famille finit par faire envoyer le jeune Voltaire chez le marquis de Châteauneuf, ambassadeur de France en Hollande.

Son exil ne fut pas long. Madame du Noyer, qui s'y était réfugiée avec fes deux filles, pour se féparer de fon mari, plus que par zèle pour la religion protestante, vivait alors à la Haie, d'intrigues et de libelles, et prouvait par fa conduite que ce n'était pas la liberté de confcience qu'elle y était allée

chercher.

. M. de Voltaire devint amoureux d'une de fes filles; la mère trouvant que le feul parti qu'elle pût tirer de cette paffion était d'en faire du bruit, fe plaignit à l'ambaffadeur, qui défendit à fon jeune protégé de conferver des liaisons avec mademoiselle du Noyer, et le renvoya dans fa famille pour n'avoir pas fuivi

fes ordres.

Madame du Noyer ne manqua pas de faire imprimer cette aventure avec les lettres du jeune Arouet à fa fille, espérant que ce nom, déjà très-connu, ferait mieux vendre le livre; et elle eut foin de vanter fa févérité maternelle et fa délicateffe, dans le libelle même où elle déshonorait fa fille.

On ne reconnaît point dans ces lettres la fenfibilité de l'auteur de Zaïre et de Tancrède. Un jeune homme paffionné fent vivement, mais ne diftingue pas luimême les nuances des fentimens qu'il éprouve; il ne fait ni choifir les traits courts et rapides qui caractérisent la paffion, ni trouver des termes qui peignent à l'imagination des autres le fentiment qu'il éprouve, et le faffent paffer dans leur ame. Exagéré ou commun, il paraît froid lorsqu'il eft dévoré de l'amour le plus vrai et le plus ardent. Le talent de peindre les paffions fur le théâtre eft même un des derniers. qui fe développe dans les poëtes. Racine n'en avait

pas même montré le germe dans les Frères ennemis et dans Alexandre, et Brutus a précédé Zaïre: c'eft que pour peindre les paffions, il faut non-feulement les avoir éprouvées, mais avoir pu les observer, en juger les mouvemens et les effets dans un temps où, ceffant de dominer notre ame, elles n'exiftent plus que dans nos fouvenirs. Pour les fentir, il fuffit d'avoir un cœur ; il faut, pour les exprimer avec énergie et avec justesse, une ame long-temps exercée par elles, et perfectionnée par la réflexion.

Arrivé à Paris, le jeune homme oublia bientôt fon amour; mais il n'oublia point de faire tous fes efforts pour enlever une jeune personne estimable et née pour la vertu, à une mère intrigante et corrompue. Il employa le zèle du profélitifme. Plufieurs évêques, et même des jéfuites, s'unirent à lui. Ce projet manqua; mais Voltaire eut dans la fuite le bonheur d'être utile à mademoiselle du Noyer, alors mariée au baron de Vinterfeld.

Cependant fon père le voyant toujours obstiné à faire des vers et à vivre dans le monde, l'avait exclu de fa maison. Les lettres les plus foumises ne le touchaient point: il lui demandait même la permission de paffer en Amérique, pourvu qu'avant fon départ il lui permît d'embraffer fes genoux. Il fallut fe réfoudre, non à partir pour l'Amérique, mais à entrer chez

un procureur.

Il n'y refta pas long-temps. M. de Caumartin, ami de M. Arouet, fut touché du fort de fon fils, et demanda la permiffion de le mener à Saint-Ange, où loin de ces fociétés alarmantes pour la tendresse paternelle, il devait réfléchir fur le choix d'un état.

Il y trouva le vieux Caumartin, vieillard refpectable, paffionné pour Henri IV et pour Sulli, alors trop oubliés de la nation. Il avait été lié avec les hommes les plus inftruits du règne de Louis XIV, favait les anecdotes les plus fecrètes, les favait telles qu'elles s'étaient paffées, et fe plaifait à les raconter. Voltaire revint de Saint-Ange, occupé de faire un poëme épique dont Henri IV ferait le héros, et plein d'ardeur pour l'étude de l'hiftoire de France. C'eft à ce voyage que nous devons la Henriade et le Siècle de Louis XIV.

Ce prince venait de mourir. Le peuple, dont il avait été fi long-temps l'idole, ce même peuple qui lui avait pardonné fes profufions, fes guerres et fon defpotifme, qui avait applaudi à fes perfécutions contre les proteftans, infultait à fa mémoire par une joie indécente. Une bulle follicitée à Rome contre un livre de dévotion, avait fait oublier aux Parifiens cette gloire dont ils avaient été fi long-temps idolâtres. On prodigua les fatires à la mémoire de Louis le grand, comme on lui avait prodigué les panégyriques pendant fa vie. Voltaire accufé d'avoir fait une de ces fatires, fut mis à la baftille: elle finiffait par ce vers :

J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans.

Il en avait un peu plus de vingt-deux; et la police regarda cette espèce de conformité d'âge comme une preuve fuffifante pour le priver de fa liberté.

C'eft à la bastille que le jeune poëte ébaucha le poëme de la Ligue, corrigea fa tragédie d'Oedipe, commencée long-temps auparavant, et fit une pièce

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