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la ville de Liége à contribution. Cette belle expédition avait pour prétexte quelques droits que le roi prétendait fur un faubourg. Il me chargea même de travailler à un manifefte, et j'en fis un, tant bon que mauvais, ne doutant pas qu'un roi, avec qui je foupais et qui m'appelait fon ami, ne dût avoir toujours raifon. L'affaire s'accommoda bientôt, moyennant un million qu'il exigea en ducats de poids, et qui fervirent à l'indemnifer des frais de fon voyage de Strasbourg, dont il s'était plaint dans fa poëtique lettre.

Je ne laiffai pas de me fentir attaché à lui, car il avait de l'esprit, des grâces; et de plus il était roi, ce qui fait toujours une grande féduction, attendu la faibleffe humaine. D'ordinaire ce font nous autres gens de lettres qui flattons les rois; celui-là me louait depuis les pieds jufqu'à la tête, tandis que l'abbé Desfontaines et d'autres gredins me diffamaient dans Paris, au moins une fois la femaine.

Le roi de Pruffe, quelque temps avant la mort de fon père, s'était avifé d'écrire contre les principes de Machiavel. Si Machiavel avait eu un prince pour difciple, la première chofe qu'il lui eût recommandée aurait été d'écrire contre lui. Mais le prince royal n'y avait pas entendu tant de fineffe. Il avait écrit de bonne foi dans le temps qu'il n'était pas encore fouverain, et que fon père ne lui fefait pas aimer le pouvoir defpotique. Il louait alors de tout fon cœur la modération, la juftice; et dans fon enthoufiafine il regardait toute ufurpation comme un crime. Il m'avait envoyé fon manufcrit à Bruxelles pour le corriger et le faire imprimer; et j'en avais déjà

fait préfent à un libraire d'Hollande, nommé Van Duren, le plus infigne fripon de fon espèce. Il me vint enfin un remords de faire imprimer l'AntiMachiavel, tandis que le roi de Pruffe, qui avait cent millions dans fes coffres, en prenait un aux pauvres Liégeois par la main du confeiller Rambonet. Je jugeai que mon Salomon ne s'en tiendrait pas là. Son père lui avait laiffé foixante et fix mille quatre cents hommes complets d'excellentes troupes; il les augmentait, et paraiffait avoir envie de s'en fervir à la première occasion.

Je lui repréfentai qu'il n'était peut-être pas convenable d'imprimer fon livre précisément dans le temps même qu'on pourrait lui reprocher d'en violer les préceptes. Il me permit d'arrêter l'édition. J'allai en Hollande uniquement pour lui rendre ce petit fervice; mais le libraire demanda tant d'argent que le roi, qui d'ailleurs n'était pas fâché dans le fond du cœur d'être imprimé, aima mieux l'être pour que de payer pour ne l'être pas.

rien

Lorfque j'étais en Hollande occupé de cette befogne, l'empereur Charles VI mourut, au mois d'octobre 1740, d'une indigeftion de champignons qui lui caufa une apoplexie; et ce plat de champignons changea la deftinée de l'Europe. Il parut bientôt que Frédéric II, roi de Pruffe, n'était pas auffi ennemi de Machiavel que le prince royal avait paru l'être. Quoiqu'il roulât déjà dans fa tête le projet de fon invafion en Silefie, il ne m'appela pas moins à fa cour.

Je lui avais déjà fignifié que je ne pouvais m'établir auprès de lui, que je devais préférer l'amitié à

l'ambition, que j'étais attaché à madame du Châtelet, et que philofophe pour philofophe j'aimais mieux une dame qu'un roi.

Il approuvait cette liberté, quoiqu'il n'aimât pas les femmes. J'allai lui faire ma cour au mois d'octobre. Le cardinal de Fleuri m'écrivit une longue lettre pleine d'éloges pour l'Anti-Machiavel, et pour l'auteur; je ne manquai pas de la lui montrer. Il raffemblait déjà fes troupes, fans qu'aucun de fes généraux ni de fes miniftres pût pénétrer fon deffein. Le marquis de Beauvau, envoyé auprès de lui pour le complimenter, croyait qu'il allait fe déclarer contre la France en faveur de Marie-Thérèfe, reine de Hongrie et de Bohême, fille de Charles VI; qu'il voulait appuyer l'élection à l'empire de François de Lorraine, grand duc de Tofcane, époux de cette reine; qu'il pouvait y trouver de grands avantages.

Je devais croire plus que perfonne qu'en effet le nouveau roi de Pruffe allait prendre ce parti, car il m'avait envoyé, trois mois auparavant, un écrit politique de fa façon dans lequel il regardait la France comme l'ennemie naturelle et la déprédatrice de l'Allemagne. Mais il était dans fa nature de faire toujours tout le contraire de ce qu'il disait et de ce qu'il écrivait, non par diffimulation, mais parce qu'il écrivait et parlait avec une efpèce d'enthou-. fiafme, et agiffait enfuite avec une autre.

Il partit au 15 de décembre, avec la fièvre quarte, pour la conquête de la Siléfie, à la tête de trente mille combattans, bien pourvus de tout, et bien difciplines; il dit au marquis de Beauvau en montant à cheval: Je vais jouer votre jeu; fi les as me viennent, nous partagerons.

Il a écrit depuis l'hiftoire de cette conquête; il me l'a montrée toute entière. Voici un des articles curieux du début de ces annales; j'eus foin de le tranfcrire de préférence, comme un monument unique.

Que l'on joigne à ces confidérations, des troupes toujours prêtes d'agir, mon épargne bien remplie, et la vivacité de mon caractère; c'étaient les raifons que j'avais de faire la guerre à Marie-Thérèfe, reine de Bohême et d'Hongrie. Et quelques lignes enfuite, il y avait ces propres mots L'ambition, l'intérêt, le défir de faire parler de moi, l'emporterent; et la guerre fut refolue.

Depuis qu'il y a des conquérans, ou des efprits ardens qui ont voulu l'être, je crois qu'il eft le premier qui fe foit ainfi rendu justice. Jamais homme peut-être n'a plus fenti la raison, et n'a plus écouté fes paffions. Ces affemblages de philosophie et de déréglemens d'imagination ont toujours compofé fon caractère.

C'est dommage que je lui aye fait retrancher ce paffage quand je corrigeai depuis tous fes ouvrages: un aveu fi rare devait paffer à la poftérité, et fervir à faire voir fur quoi font fondées prefque toutes les guerres. Nous autres gens de lettres, poëtes, hiftoriens, déclamateurs d'académie, nous célébrons ces beaux exploits et voilà un roi qui les fait, et qui les condamne,

Ses troupes étaient déjà en Siléfie quand le baron de Gotter, fon miniftre à Vienne, fit à Marie-Thérèse la propofition incivile de céder de bonne grâce au roi électeur fon maître les trois quarts de cette province, moyennant quoi le roi de Pruffe lui

prêterait trois millions d'écus, et ferait fon mari empereur.

Marie-Thérèfe n'avait alors ni troupes, ni argent, ni crédit; et cependant elle fut inflexible. Elle aima mieux rifquer de tout perdre que de fléchir fous un prince qu'elle ne regardait que comme le vaffal de fes ancêtres, et à qui l'empereur fon père avait fauvé la vie. Ses généraux raffemblèrent à peine vingt mille hommes; fon maréchal Neuperg, qui les commandait, força le roi de Pruffe de recevoir la bataille fous les murs de Neifs, à Molwitz. La cavalerie pruffienne fut d'abord mife en déroute par la cavalerie autrichienne; et, dès le premier choc, le roi qui n'était pas encore accoutumé à voir des batailles, s'enfuit jusqu'à Opelcim, à douze grandes lieues du champ où l'on fe battait. Maupertuis, qui avait cru faire une grande fortune, s'était mis à fa fuite dans cette campagne, s'imaginant que le roi lui ferait au moins fournir un cheval. Ce n'était pas la coutume du roi. Maupertuis acheta un âne deux ducats, le jour de l'action, et fe mit à fuivre fa Majefté fur fon âne du mieux qu'il put. Sa monture ne put fournir la courfe; il fut pris et dépouillé par les houfards.

Frédéric paffa la nuit couché fur un grabat dans un cabaret de village près de Ratibor, fur les confins de la Pologne. Il était défcfpéré, et fe croyait réduit à traverser la moitié de la Pologne pour rentrer dans le nord de fes Etats, lorfqu'un de fes chaffeurs arriva du camp de Molwitz, et lui annonça qu'il avait gagné la bataille. Cette nouvelle lui fut confirmée un quart d'heure après par un aide de camp. La

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