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combien la religion n'eft-elle pas impofante dans le vieux Lufignan! quelle nobleffe le fanatique Néreftan met dans fes reproches! avec quel art le poëte a fu préfenter ces chrétiens qui viennent troubler une union fi touchante ! Une femme fenfible et pieuse pleure fur Zaire qui a facrifié à fon Dieu, fon amour ét fa vie, tandis qu'un homme étranger au chriftianisme pleure Zaire dont le cœur égaré, par fa tendreffe pour fon père, s'immole au préjugé fuperftitieux qui lui défend d'aimer un homme d'une fecte étrangère: et c'eft-là le chef-d'œuvre de l'art. Pour quiconque ne croit point aux livres juifs, Athalie n'est que l'école du fanatisme, de l'affaffinat et du menfonge. Zaïre eft dans toutes les opinions, comme pour tous les pays, la tragédie des cœurs tendres et des ames pures.

Elle fut fuivie d'Adélaïde du Guefclin, également fondée fur l'amour, et où, comme dans Zaïre, des héros français, des événemens de notre hiftoire, rappelés en beaux vers, ajoutaient encore à l'intérêt: mais c'était le patriotifme d'un citoyen qui fe plaît à rappeler des noms respectés et de grandes époques, et non ce patriotifme d'antichambre, qui depuis a tant réuffi fur la scène française.

Adélaïde n'eut point de fuccès. Un plaifant du parterre avait empêché de finir Mariamne, en criant: La reine boit; un autre fit tomber Adélaïde, en répondant Couffi, couffi, à ce mot fi noble, fi touchant de Vendôme: Es-tu content, Couci?

Cette même pièce reparut fous le nom du Duc de Foix, corrigée moins d'après le fentiment de l'auteur que fur les jugemens des critiques; elle réuffit mieux.

Mais lorfque, long-temps après, les trois coups de marteau du Philofophe fans le favoir eurent appris qu'on ne fifflerait plus le coup de canon d'Adelaïde, lorfqu'elle fe remontra fur la fcène, malgré Voltaire qui fe fouvenait moins des beautés de fa pièce que des critiques qu'elle avait effuyées; alors elle enleva tous les fuffrages, alors on fentit toute la beauté du rôle de Vendôme auffi amoureux qu'Orofmane; l'un, jaloux par la fuite d'un caractère impérieux, l'autre par l'excès de fa paffion; l'un tyrannique par l'impétuofité et la hauteur naturelle de fon ame, l'autre par un malheur attaché à l'habitude du pouvoir abfolu. Orofmane, tendre, défintéreffé dans fon amour, fe rend coupable dans un moment de délire où le plonge une erreur excufable, et s'en punit en s'immolant lui-même; Vendôme, plus perfonnel, appartenant à fa paffion plus qu'à fa maîtreffe, forme, avec une fureur plus tranquille, le projet de fon crime, mais l'expie par fes remords et par le facrifice de fon amour. L'un montre les excès et les malheurs où la violence des paffions entraîne les ames généreufes, l'autre, ce que peuvent le repentir et le fentiment de la vertu fur les ames fortes, mais abandonnées à leurs paffions.

On prétend que le Temple du Goût nuifit beaucoup au fuccès d'Adélaïde. Dans cet ouvrage charmant, Voltaire jugeait les écrivains du fiècle paffé, et même quelques-uns de fes contemporains. Le temps a confirmé tous fes jugemens; mais alors ils parurent autant de facriléges. En obfervant cette intolérance littéraire, cette néceffité impofée à tout écrivain qui veut conferver fon repos, de respecter

les opinions établies fur le mérite d'un orateur ou d'un poëte; cette fureur avec laquelle le public pourfuit ceux qui ofent, fur les objets même les plus indifférens, ne penser que d'après eux-mêmes; on ferait tenté de croire que l'homme eft intolérant par fa nature. L'efprit, le génie, la raison, ne garantissent pas toujours de ce malheur. Il eft bien peu d'hommes qui n'aient pas en fecret quelques idoles dont ils ne voient point de fang froid qu'on ofe affaiblir ou détruire le culte..

Dans le grand nombre, ce fentiment a pour origine l'orgueil et l'envie. On regarde, comme affectant fur nous une fupériorité qui nous bleffe, l'écrivain qui, en critiquant ceux que nous admirons, a l'air de fe croire fupérieur à eux, et dès-lors à nous-mêmes. On craint qu'en abattant la ftatue de l'homme qui n'eft plus, il ne prétende élever à fa place celle d'un homme vivant dont la gloire eft toujours un fpectacle affligeant pour la médiocrité. Mais fi des efprits fupérieurs s'abandonnent à cette espèce d'intolérance, cette faiblesse excufable et passagère, née de la paresse et de l'habitude, cède bientôt à la vérité, et ne produit ni l'injustice ni la perfécution.

Dans fa retraite, Voltaire avait conçu l'heureux projet de faire connaître à sa nation la philosophie, la littérature, les opinions, les fectes de l'Angleterre ; et il fit fes Lettres fur les Anglais (*). Newton, dont on ne connaissait en France ni les opinions philofophiques, ni le fyftême du monde, ni presque

(*) La matière de ces lettres eft répandue, fous d'autres titres, dans les Qeuvres, et principalement dans le Dictionnaire philofophique.

même les expériences fur la lumière; Locke, dont le livre traduit en français, n'avait été lu que par un petit nombre de philofophes; Bacon, qui n'était célèbre que comme chancelier; Shakespeare, dont le génie et les fautes groffières font un phénomène dans l'hiftoire de la littérature; Congrève, Wicherley, Addiffon, Pope, dont les noms étaient prefque inconnus même de nos gens de lettres; ces quakers fanatiques, fans être perfécuteurs, infenfés dans leur dévotion, mais les plus raisonnables des chrétiens dans leur croyance et dans leur morale, ridicules aux yeux du refte des hommes pour avoir outré deux vertus, l'amour de la paix et celui de l'égalité; les autres fectes qui fe partageaient l'Angleterre ; l'influence qu'un efprit général de liberté y exerce fur la littérature, fur la philofophie, fur les arts, fur les opinions, fur les mœurs; l'hiftoire de l'infertion de la petite vérole reçue prefque fans obftacle, et examinée fans prévention, malgré la fingularité et la nouveauté de cette pratique: tels furent les objets principaux traités dans cet ouvrage. Fontenelle avait le premier fait parler, à la raifon et à la philofophie, un langage agréable et piquant; il avait fu répandre fur les fciences la lumière d'une philofophie toujours fage, fouvent fine, quelquefois profonde: dans les Lettres de Voltaire, on trouve le mérite de Fontenelle avec plus de goût, de naturel, de hardieffe et de gaieté. Un vieil attachement aux erreurs de Defcartes n'y vient pas répandre fur la vérité des ombres qui la cachent ou la défigurent. C'eft la logique et la plaifanterie des Provinciales, mais s'exerçant fur de plus grands

objets, n'étant jamais corrompues par un vernis de dévotion monacale.

Cet ouvrage fut parmi nous l'époque d'une révolution; il commença à y faire naître le goût de la philofophie et de la littérature anglaife; à nous intéresser aux mœurs, à la politique, aux connaissances commerciales de ce peuple; à répandre fa langue parmi nous. Depuis, un engouement puéril a pris la place de l'ancienne indifférence; et, par une fingularité remarquable, Voltaire a eu encore la gloire de le combattre et d'en diminuer l'influence.

Il nous avait appris à fentir le mérite de Shakespeare, et à regarder son théâtre comme une mine d'où nos poëtes pourraient tirer des tréfors; et lorsqu'un ridicule enthousiasme a présenté comme un modèle à la nation de Racine et de Voltaire, ce poëte éloquent, mais fauvage et bizarre, et a voulu nous donner pour des tableaux énergiques et vrais de la nature, fes toiles chargées de compofitions abfurdes, et de caricatures dégoûtantes et groffières, Voltaire a défendu la cause du goût et de la raison. Il nous avait reproché la trop grande timidité de notre théâtre ; il fut obligé de nous reprocher d'y vouloir porter la licence barbare du théâtre anglais.

La publication de ces Lettres excita une perfécution dont, en les lifant aujourd'hui, on aurait peine à concevoir l'acharnement; mais il y combattait les idées innées ; et les docteurs croyaient alors que, s'ils n'avaient point d'idées innées, il n'y aurait pas de caractères affez fenfibles pour distinguer leur ame de celle des bêtes. D'ailleurs il y foutenait avec Locke, qu'il n'était pas rigoureusement

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