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la seconde scène de Brutus. Le cinquième acte est un chef-d'œuvre de pathétique.

On a reproché au poëte d'avoir introduit l'amour dans ce sujet si imposant et fi terrible, et surtout un amour sans un grand intérêt ; mais Titus entraîné par un autre motif que l'amour, eût été avili; la sévérité de Brutus n'eût plus déchiré l'ame des spectateurs; et si cet amour eût trop intéresffé, il était à craindre que leur cœur n'eût trahi la cause de Rome. Ce fut après cette pièce que Fontenelle dit à Voltaire, qu'il ne le croyait point propre à la tragédie, que fon style était trop fort, trop pompeux, trop brillant. - Je vais donc relire vos pastorales, lui répondit Voltaire.

Il crut alors pouvoir aspirer à une place à l'académie française, et on pouvait le trouver modeste d'avoir attendu si long-temps; mais il n'eut pas même l'honneur de balancer les fuffrages. Le Gros de Boze prononça, d'un ton doctoral, que Voltaire ne ferait jamais un personnage académique.

Ce de Boze, oublié aujourd'hui, était un de ces hommes qui, avec peu d'esprit et une science médiocre, se glissent dans les maisons des grands et des gens en place, et y réussissent parce qu'ils ont précisément ce qu'il faut pour fatisfaire la vanité d'avoir chez foi des gens de lettres, et que leur esprit ne peut ni inspirer la crainte ni humilier l'amour propre. De Boze était d'ailleurs un personnage impor tant; il exerçait alors à Paris l'emploi d'inspecteur de la librairie, que depuis la magistrature a ufurpé fur les gens de lettres, à qui l'avidité des hommes riches ou accrédités ne laisse que les places dont les fonctions personnelles exigent des lumières et des

talens.

Après Brutus, Voltaire fit la Mort de César, sujet déjà traité par Shakespeare dont il imita quelques scènes en les embellissant. Cette tragédie ne fut jouée qu'au bout de quelques années, et dans un college. Il n'ofait risquer sur le théâtre une pièce fans amour, sans femmes, et une tragédie en trois actes; car les innovations peu importantes ne sont pas toujours celles qui foulèvent le moins les ennemis de la nouveauté. Les petits esprits doivent être plus frappés des petites choses. Cependant un style noble, hardi, figuré, mais toujours naturel et vrai; un langage digne du vainqueur et des libérateurs du monde; la force et la grandeur des caractères, le sens profond qui règne dans les discours de ces derniers Romains, occupent et attachent les spectateurs faits pour sentir ce mérite, les hommes qui ont dans le cœur ou dans l'esprit quelque rapport avec ces grands personnages, ceux qui aiment l'histoire, les jeunes gens enfin encore pleins de ces objets que l'éducation a mis sous leurs yeux.

Les tragédies historiques, comme Cinna, la Mort de Pompée, Brutus, Rome sauvée, le Triumvirat de Voltaire, ne peuvent avoir l'intérêt du Cid, d'Iphigénie, de Zaïre, ou de Mérope. Les paffions douces et tendres du cœur humain ne pourraient s'y développer sans distraire du tableau historique qui en est le sujet; les événemens ne peuvent y être disposés avec la même liberté pour les faire servir à l'effet théâtral. Le poëte y est bien moins maître des caractères. L'intérêt, qui est celui d'une nation

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ou d'une grande révolution, plutôt que celui d'un individu, est dès-lors bien plus faible, parce qu'il dépend de sentimens moins personnels et moins énergiques.

Mais, loin de proscrire ce genre, comme plus froid, comme moins favorable au génie dramatique du poëte, il faudrait l'encourager, parce qu'il ouvre un champ vaste au génie poëtique, qui peut y développer toutes les grandes vérités de la politique ; parce qu'il offre de grands tableaux historiques, et qu'enfin c'est celui qu'on peut employer avec plus de succès à élever l'ame et à la former. On doit, sans doute, placer au premier rang les poëmes qui, comme Mahomet, comme Alzire, font à la fois des tragédies intéressantes ou terribles, et de grands tableaux ; mais ces sujets font très-rares, et ils exigent des talens que Voltaire seul a réunis jusqu'ici.

On ne voulut point permettre d'imprimer la Mort de Céfar. On fit un crime à l'auteur des sentimens républicains répandus dans sa pièce; imputation d'autant plus ridicule que chacun parle fon langage, que Brutus n'en est pas plus le héros que César; que le poëte, dans un genre purement historique, en traçant ses portraits d'après l'histoire, en a conservé l'impartialité. Mais, sous le gouvernement à la fois tyrannique et pusillanime du cardinal de Fleuri, le langage de la servitude était le seul qui pût paraître innocent.

Qui croirait aujourd'hui que l'élégie sur la mort de mademoiselle le Couvreur, ait été pour Voltaire le sujet d'une persécution sérieuse qui l'obligea de quitter la capitale, où il savait qu'heureusemen l'absence fait tout oublier, même la fureur de perfécuter!

Les théâtres font une institution vraiment utile : c'est par eux qu'une jeunesse inappliquée et frivole conserve encore quelque habitude de sentir et de penser, que les idées morales ne lui deviennent point absolument étrangères, que les plaisirs de l'esprit existent pour elle. Les sentimens qu'excite la représentation d'une tragédie, élèvent l'ame, l'épurent, la tirent de cette apathie, de cette personnalité, maladies auxquelles l'homme riche et dissipé est condamné par la nature. Les spectacles forment en quelque forte un lien entre la classe des hommes qui pensent et celle des hommes qui ne pensent point. Ils adoucifssent l'austérité des uns, et tempèrent dans les autres la dureté qui naît de l'orgueil et de la légéreté. Mais, par une fatalité fingulière, dans le pays où l'art du théâtre a été porté au plus haut degré de perfection, les acteurs, à qui le public doit le plus noble de ses plaifirs, condamnés par la religion, font flétris par un préjugé ridicule.

Voltaire osa le combattre. Indigné qu'une actrice célèbre, long-temps l'objet de l'enthousiasme, enlevée par une mort prompte et cruelle, fût, en qualité d'excommuniée, privée de la sépulture, il s'éleva et contre la nation frivole qui soumettait lâchement sa tête à un joug honteux, et contre la pufillanimité des gens en place qui laissaient tranquillement flétrir ce qu'ils avaient admiré. Si les nations ne fe corrigent guère, elles souffrent du moins les leçons avec patience. Mais les prêtres, à qui les parlemens ne laissaient plus excommunier que les forciers et les

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comédiens, furent irrités qu'un poëte osât leur dif-
puter la moitié de leur empire, et les gens en place
ne lui pardonnèrent point de leur avoir reproche leur
indigne faibleffe.

Voltaire sentit qu'un grand succès au théâtre pouvait seul, en lui assurant la bienveillance publique, le défendre contre le fanatisme. Dans les pays où il n'exifte aucun pouvoir populaire, toute classe d'hommes qui a un point de ralliement, devient une forte de puissance. Un auteur dramatique est fous la fauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle est un amusement ou une ressource. Ce public, en applaudissant à des allusions, blesse ou flatte la vanité des gens en place, décourage ou ranime les partis élevés contre eux, et ils n'ofent le braver ouvertement. Voltaire donna donc Eryphile qui ne remplit point son but; mais, loin de se laisser abattre par ce revers, il saisit le sujet de Zaïre, en conçoit le plan, achève l'ouvrage en dix-huit jours, et elle paraît sur le théâtre quatre mois après Eryphile.

Le succès passa ses espérances. Cette pièce est la première où, quittant les traces de Corneille et de Racine, il ait montré un art, un talent et un style qui n'étaient plus qu'à lui. Jamais un amour plus vrai, plus passionné n'avait arraché de fi douces larmes; jamais aucun poëte n'avait peint les fureurs de la jalousie dans une ame si tendre, fi naïve, fi généreuse. On aime Orofmane, lors même qu'il fait frémir; il immole Zaïre, cette Zaire fi intéressante, fi vertueuse, et on ne peut le haïr. Et, s'il était possible de se distraire d'Orofmane et de Zaïre,

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