Page images
PDF
EPUB

fur les personnages fubalternes, ne pouvait exciter que l'horreur. Une ambition hypocrite était la feule qui animât les chefs de la ligue. Le héros, brave, humain et galant, mais n'éprouvant que les malheurs de la fortune, et les éprouvant feul, ne pouvait intéreffer que par fa valeur et fa clémence: enfin il était impoffible que la converfion un peu forcée d'Henri IV formât jamais un dénouement bien héroïque.

Mais fi, pour l'intérêt des événemens, pour la variété, pour le mouvement, la Henriade eft inférieure aux poëmes épiques qui étaient alors en poffeffion de l'admiration générale, par combien de beautés neuves cette infériorité n'eft-elle point compensée ? Jamais une philosophie fi profonde et fi vraie a-t-elle été embellie par des vers plus fublimes ou plus touchans? quel autre poëme offre des caractères deffinés avec plus de force et de nobleffe, fans rien perdre de leur vérité hiftorique? quel autre renferme une morale plus pure, un amour de l'humanité plus éclairé, plus libre des préjugés et des paffions vulgaires? Que le poëte faffe agir ou parler fes personnages, qu'il peigne les attentats du fanatifme ou les charmes et les dangers de l'amour, qu'il transporte fes lecteurs fur un champ de bataille ou dans le ciel que fon imagination a créé, par-tout il eft philofophe, par-tout il paraît profondément occupé des vrais intérêts du genre-humain. Du milieu même des fictions on voit fortir de grandes vérités fous un pinceau toujours brillant et toujours pur. Parmi tous les poëmes épiques, la Henriade seule a un but moral; non qu'on puiffe dire qu'elle foit le développement d'une feule vérité, idée pédantefque,

à

à laquelle un poëte ne peut affujettir fa marche, mais parce qu'elle refpire par-tout la haine de la guerre et du fanatifme, la tolérance et l'amour de l'humanité. Chaque poëme prend nécessairement la teinte du fiècle qui l'a vu naître ; et la Henriade est née dans le fiècle de la raison. Auffi plus la raison fera de progrès parmi les hommes, plus ce poëme aura d'admirateurs.

On peut comparer la Henriade à l'Enéide: toutes deux portent l'empreinte du génie dans tout ce qui a dépendu du poëte, et n'ont que les défauts d'un fujet dont le choix a également été dicté par l'efprit national. Mais Virgile ne voulait que flatter l'orgueil des Romains, et Voltaire eut le motif plus noble de préserver les Français du fanatifme, en leur retraçant les crimes où il avait entraîné leurs ancêtres.

La Henriade, Oedipe et Mariamne avaient placé Voltaire bien au-deffus de fes contemporains, et femblaient lui affurer une carrière brillante, lorfqu'un événement fatal vint troubler sa vie. Il avait répondu par des paroles piquantes au mépris que lui avait témoigné un homme de la cour, qui s'en vengea en le fefant infulter par fes gens, fans compromettre sa fureté personnelle. Ce fut à la porte de l'hôtel de Sulli, où il dînait, qu'il reçut cet outrage dont le duc de Sulli ne daigna témoigner aucun reffentiment, perfuadé fans doute que les defcendans des Francs ont confervé droit de vie et de mort fur ceux des Gaulois. Les lois furent muettes; le parlement de Paris, qui a puni ou fait punir de moindres outrages, lorfqu'ils ont eu pour objet quelqu'un de fes fubal

Vie de Voltaire.

B

ternes, crut ne rien devoir à un simple citoyen qui n'était que le premier homme de lettres de la nation, et garda le filence.

Voltaire voulut prendre les moyens de venger l'honneur outragé, moyens autorisés par les mœurs des nations modernes, et profcrits par leurs lois : la baftille, et au bout de fix mois l'ordre de quitter Paris, furent la punition de fes premières démarches. Le cardinal de Fleuri n'eut pas même la petite politique de donner à l'agresseur la plus légère marque de mécontentement. Ainfi lorsque les lois abandonnaient les citoyens, le pouvoir arbitraire les puniffait de chercher une vengeance que ce filence rendait légitime, et que les principes de l'honneur prefcrivaient comme néceffaire. Nous ofons croire que de notre temps la qualité d'homme ferait plus refpectée, que les lois ne feraient plus muettes devant le ridicule préjugé de la naiffance, et que, dans une querelle entre deux citoyens, ce ne ferait pas à l'offenfé que le ministère enlèverait fa liberté et fa patrie.

Voltaire fit encore à Paris un voyage fecret et inutile; il vit trop qu'un adverfaire, qui disposait à fon gré de l'autorité miniftérielle et du pouvoir judiciaire, pourrait également l'éviter et le perdre. Il s'enfevelit dans la retraite, et dédaigna de s'occuper plus long-temps de fa vengeance, ou plutôt il ne voulut fe venger qu'en accablant fon ennemi du poids de fa gloire, et en le forçant d'entendre répéter, au bruit des acclamations de l'Europe, le nom qu'il avait voulu avilir.

L'Angleterre fut fon afile. Newton n'était plus, mais fon efprit régnait fur fes compatriotes qu'il avait

inftruits à ne reconnaître pour guides, dans l'étude de la nature, que l'expérience et le calcul. Locke, dont la mort était encore récente, avait donné le premier une théorie de l'ame humaine, fondée fur l'expérience, et montré la route qu'il faut fuivre en métaphyfique pour ne point s'égarer. La philofophie de Shaftesbury, commentée par Bolingbroke, embellie par les vers de Pope, avait fait naître en Angleterre un déisme qui annonçait une morale fondée fur des motifs faits pour émouvoir les ames élevées, fans offenfer la raison.

Cependant en France les meilleurs efprits cherchaient encore à fubftituer, dans nos écoles, les hypothèses de Defcartes aux abfurdités de la phyfique fcolaftique: une thèse où l'on foutenait foit le fyftême de Copernic, foit les tourbillons, était une victoire fur les préjugés. Les idées innées étaient devenues presque un article de foi aux yeux des dévots, qui d'abord les avaient prifes pour une hérélie. Mallebranche, qu'on croyait entendre, était le philofophe à la mode. On paffait pour un efprit fort lorsqu'on fe permettait de regarder l'existence de cinq propofitions dans le livre illifible de Janfenius, comme un fait indifférent au bonheur de l'espèce humaine, ou qu'on ofait lire Bayle fans la permiffion d'un docteur en théologie.

Ce contrafte devait exciter l'enthousiasme d'un homme qui, comme Voltaire, avait dès fon enfance fecoué tous les préjugés. L'exemple de l'Angleterre lui montrait que la vérité n'eft pas faite pour refter un fecret entre les mains de quelques philofophes, et d'un petit nombre de gens du monde inftruits, ou

plutôt endoctrinés par les philofophes; riant avec eux des erreurs dont le peuple eft la victime, mais s'en rendant eux-mêmes les défenfeurs, lorfque leur état ou leurs places leur y fait trouver un intérêt chimérique ou réel, et prêts à laiffer profcrire ou même à perfécuter leurs précepteurs, s'ils ofent dire ce qu'eux-mêmes penfent en fecret.

Dès ce moment Voltaire fe fentit appelé à détruire les préjugés de toute efpèce, dont fon pays était l'efclave. Il fentit la poffibilité d'y réuffir par un mélange heureux d'audace et de foupleffe, en fachant tantôt céder aux temps, tantôt en profiter ou les faire naître ; en fe fervant tour à tour, avec adreffe, du raisonnement, de la plaisanterie, du charme des vers ou des effets du théâtre; en rendant enfin la raison affez fimple pour devenir populaire, affez aimable pour ne pas effrayer la frivolité, affez piquante pour être à la mode. Ce grand projet de se rendre, par les feules forces de fon génie, le bienfaiteur de tout un peuple en l'arrachant à fes erreurs, enflamma l'ame de Voltaire, échauffa fon courage. Il jura d'y confacrer fa vie, et il a tenu parole.

La tragédie de Brutus fut le premier fruit de fon voyage en Angleterre.

Depuis Cinna notre théâtre n'avait point retenti des fiers accens de la liberté; et, dans Cinna, ils étaient étouffés par ceux de la vengeance. On trouva dans Brutus la force de Corneille avec plus de pompe et d'éclat, avec un naturel que Corneille n'avait pas, et l'élégance foutenue de Racine. Jamais les droits d'un peuple opprimé n'avaient été expofés avec plus de force, d'éloquence, de précision même, que dans

« PreviousContinue »