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fouvent avec le refpect pour les fottifes établies ou protégées.

On défendit aux papiers publics de parler de fa mort, et les comédiens eurent ordre de ne jouer aucune de ses pièces. Les miniftres ne fongèrent pas que de pareils moyens d'empêcher qu'on ne s'irritât contre leur faibleffe, ne ferviraient qu'à en donner une nouvelle preuve, et montreraient qu'ils n'avaient ni le courage de mériter l'approbation publique ni celui de fupporter le blâme.

Ce fimple récit des événemens de la vie de Voltaire a fait affez connaître fon caractère et fon ame; la bienfefance, l'indulgence pour les faibleffes, la haine de l'injuftice et de l'oppreffion en forment les principaux traits. On peut le compter parmi le très-petit nombre des hommes en qui l'amour de l'humanité a été une véritable paffion. Cette paffion, la plus noble de toutes, n'a été connue que dans nos temps modernes; elle eft née du progrès des lumières; et sa seule existence fuffit pour confondre les aveugles partifans de l'antiquité, et les calomniateurs de la philofophie.

Mais les heureufes qualités de Voltaire étaient fouvent égarées par une mobilité naturelle que l'habitude de faire des tragédies avait encore augmentée. Il paffait en un inftant de la colère à l'attendriffement, de l'indignation à la plaifanterie. Né avec des paffions violentes, elles l'entraînèrent trop loin. quelquefois, et fa mobilité le priva des avantages ordinaires aux ames paffionnées: la fermeté dans la conduite, et ce courage que la crainte ne peut arrêter quand il faut agir, et qui ne s'ébranle point Vie de Voltaire.

L

par la présence du danger qu'il a prévu. On l'a vu souvent s'exposer à l'orage prefqu'avec témérité, rarement on l'a vu le braver avec conftance: et ces alternatives d'audace et de faibleffe ont fouvent affligé fes amis, et préparé d'indignes triomphes à fes lâches ennemis.

Il fut conftant dans l'amitié. Celle qui le lait à Génonville, au président de Maifons, à Formont, à Cideville, à la marquife du Châtelet, à d'Argental, à d'Alembert, troublée rarement par des nuages paffagers, ne fe termina que par la mort. On voit dans fes ouvrages que peu d'hommes fenfibles ont confervé auffi long-temps que lui le fouvenir des amis qu'ils ont perdus dans la jeuneffe.

On lui a reproché fes nombreuses querelles ; mais dans aucune, il n'a été l'aggreffeur; mais fes ennemis, ceux du moins pour lefquels il fut irréconciliable, ceux qu'il dévoua au mépris public, ne s'étaient point bornés à des attaques perfonnelles ; ils s'étaient rendus fes délateurs auprès des fanatiques et avaient voulu appeler fur fa tête le glaive de la perfécution. Il eft affligeant fans doute d'être obligé de placer dans cette lifte des hommes d'un mérite réel: le poëte Rouffeau, les deux Pompignan (*), Larcher, et même Rouffeau de Genève. Mais n'eft-il pas plus

(*) L'un deux vient d'effacer, par une conduite noble et patriotique, les taches que fes délations épifcopales avaient répandues fur fa vie. On le voit adopter aujourd'hui, avec courage, les mêmes principes de liberté que dans fes ouvrages il reprochait avec amertume aux philofophes, et contre lefquels il invoquait la vengeance du defpotifme. On se tromperait fi, d'après cette contradiction, on l'accufait de mauvaife foi. Rien n'eft plus commun que des hommes qui joignant à une ame honnête et à un fens droit, un

excufable de porter trop loin, dans fa vengeance, les droits de la défenfe naturelle, et d'être injufte en cédant à une colère dont le motif eft légitime, que de violer les lois de l'humanité en compromettant les droits, la liberté, la fureté d'un citoyen pour fatisfaire fon orgueil, fes projets d'hypocrifie, ou fon attachement opiniâtre à fes opinions.

On a reproché à Voltaire fon acharnement contre Maupertuis; mais cet acharnement ne fe borna-t-il pas à couvrir de ridicule un homme qui, par de baffes intrigues, avait cherché à le déshonorer et à le perdre, et qui pour fe venger de quelques plaifanteries avait appelé à son secours la puiffance d'un roi irrité par fes infidieufes délations.

On a prétendu que Voltaire était jaloux, et on y a répondu par ce vers de Tancrède :

De qui dans l'univers peut-il être jaloux?

Mais, dit-on, il l'était de Buffon. Quoi? l'homme dont la main puiffante ébranlait les antiques colonnes du temple de la fuperftition, et qui afpirait à changer en hommes ces vils troupeaux qui gémiffaient depuis fi long-temps fous la verge facerdotale, eût-il été jaloux de la peinture heureuse et brillante des mœurs de quelques animaux, ou de la combinaison plus ou moins adroite de quelques vains fyftêmes démentis par les faits.

fa

Il l'était de J. J. Rouffeau: il est vrai que sa

efprit timide, n'ofent examiner certains principes, ni penser d'après eux-mêmes, fur certains objets, avant de fe fentir appuyés par l'opinion.

hardieffe excita celle de Voltaire, mais le philofophe qui voyait le progrès des lumières adoucir, affranchir et perfectionner l'efpèce humaine, et qui jouiffait de cette révolution comme de fon ouvrage, était-il jaloux de l'écrivain éloquent qui eût voulu condamner l'efprit humain à une ignorance éternelle? L'ennemi de la fuperftition était-il jaloux de celui qui ne trouvant plus affez de gloire à détruire les autels, effayait vainement de les relever?

Voltaire ne rendit pas justice aux talens de Rousseau, parce que fon efprit jufte et naturel avait une répugnance involontaire pour les opinions exagérées ; que le ton de l'austérité lui préfentait une teinte d'hypocrifie dont la moindre nuance devait révolter fon ame indépendante et franche; qu'enfin, accoutumé à répandre la plaifanterie fur tous les objets, la gravité dans les petits détails des paffions, ou de la vie humaine, lui paraiffait toujours un peu ridicule. Il fut injufte, parce que Rousseau, l'avait irrité en répondant, par des injures, à des offres de fervice; parce que Rouffeau, en l'accufant de le perfécuter, lorfqu'il prenait fa défense, fe permettait de le dénoncer lui-même aux perfécuteurs.

Il était jaloux de Montefquieu: mais il avait à fe plaindre de l'auteur de l'efprit des lois qui affectait pour lui de l'indifférence, et prefque du mépris, moitié par une morgue mal-adroite, moitié par une politique timide; et cependant ce mot célèbre de Voltaire : L'humanité avait perdu fes titres, Montefquieu les a retrouvés et les lui a rendus, eft encore le plus bel éloge de l'Esprit des lois; et ce mot paffe meme les bornes de la justice. Il n'eft vrai du moins que

pour la France, puifque, fans parler des ouvrages d'Althufius (*) et de quelques autres, les droits de l'humanité font réclamés avec plus de force et de franchise dans Locke et dans Sidney que dans Montefquieu.

Voltaire a fouvent critiqué l'Efprit des lois, mais prefque toujours avec juftice. Et ce qui prouve qu'il a eu raifon de combattre Montefquieu, c'eft que nous voyons aujourd'hui les préjugés les plus abfurdes et les plus funeftes s'appuyer de l'autorité de cet homme célèbre, et que, fi le progrès des lumières n'avait enfin brisé le joug de toute espèce d'autorité dans les queftions qui ne doivent être foumifes qu'à la raison, l'ouvrage de Montefquieu ferait aujourd'hui plus de mal à la France qu'il n'a pu faire de bien à l'Europe. L'enthoufiafme de fes partifans a été porté jufqu'à dire que Voltaire n'était pas en état de le juger, ni même de l'entendre. Irrité du ton de ces critiques, il a pu mêler quelque teinte d'humeur à fes juftes obfervations. N'eft-elle pas justifiée par une hauteur fi ridicule?

La mode d'accufer Voltaire de jaloufie était même parvenue au point que l'on attribuait à ce fentiment, et fes fages observations fur l'ouvrage d'Helvétius, que par refpect pour un philofophe perfécuté, il avait eu la délicateffe de ne publier qu'après fa mort, et jufqu'à fa colère contre le fuccès éphémère de quelques mauvaises tragédies: comme si on ne pouvait être bleffé, fans aucun retour fur foi-même,

*) Jurifconfulte allemand, du XVI fiècle. Il foutenait, dès ce temps-là, que la fouveraineté des Etats appartient au peuple.

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