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poétique. Nous voulons partout de la mesure, du bon sens et de l'art; quand le génie s'y ajoute, nous passons de l'estime à l'admiration.

Après les essais de Hardy, le moment était propice à l'avènement de la tragédie. Elle n'attendait plus qu'un poëte de génie, et elle trouva par surcroît le patronage d'un ministre tout puissant. Le cardinal de Richelieu n'a pas seulement par la grandeur et l'énergie de sa politique donné aux âmes une impulsion vigoureuse qui inspirait de nobles desseins dans l'ordre poétique, il a encore agi directement sur les poëtes en les appelant auprès de lui, en les couvrant de sa protection, en les stimulant par des récompenses. Son unique faiblesse est d'avoir désiré prendre place parmi eux; mais ce léger ridicule d'un homme supérieur, qui, pouvant ne faire et ne commander que de grandes choses, s'est laissé aller, et non sans passion, à composer de méchants vers, a eu cependant cela d'utile que, voulant rehausser par un grand appareil extérieur le mérite de ses propres œuvres, il a fait construire une scène sur laquelle devaient monter les héros de Corneille.

Corneille, qui éclipse tout ce qui l'a précédé et tout ce qui l'entoure, n'a manqué, nous le savons, ni de précurseurs ni d'émules, et lui-même n'est pas arrivé au combat armé de toutes pièces. L'homme de génie n'a été à ses débuts, et pendant un long noviciat, qu'un bel esprit cherchant sa voie et luttant avec effort, sans parvenir à se dégager de l'ornière où se traînaient la tragédie et la comédie. Dans cette lutte, il donnait quelques signes force et il déployait une industrie

ingénieuse qui deviendra plus tard une prodigieuse puissance de combinaisons dramatiques. Il y aurait sans doute quelque intérêt à chercher, dans ces essais d'un homme de génie qui se sent déjà, mais qui ne se possède pas encore, et qui s'agite en sens divers avant d'avoir atteint la région où il pourra planer et respirer à l'aise, les symptômes de sa future grandeur : on trouverait des germes tragiques dans Clitandre1, dans Médée, dans l'Illusion comique, et certains passages de la Veuve et de la Suivante révéleraient aux yeux clairvoyants les qualités du poëte comique qui bril

1 Prenons quelques exemples du bien et du mal. Dans Clitandre, un des personnages apostrophe ainsi ses blessures: Blessures, hâtez-vous d'élargir vos canaux,

Par où mon sang emporte et ma vie et mes maux !
Ah pour l'être trop peu, blessures trop cruelles,
De peur de m'obliger, vous n'êtes pas mortelles.

(Acte I, sc. x.)

Un autre dit à son sang, qui s'écoule trop lentement à son gré :

Coule, coule, mon sang, en de si grands malheurs,

Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs.

(Acte IV, sc. x.)

Ces vers sont-ils de Corneille ou de Théophile? Ceux qu'on va lire sont bien de Corneille. Ils peignent d'une façon vraiment tragique les angoisses de la dernière heure d'un condamné. Je les tire de l'Illusion comique, acte IV, sc. VII:

Je vois de mon trépas le honteux appareil;
J'en ai devant les yeux les funestes ministres,
On me lit du sénat les mandements sinistres :
Je sors les fers aux pieds, j'entends déjà le bruit
De l'amas insolent du peuple qui me suit;
Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare;
Là mon esprit se trouble et ma raison s'égare,

Je ne decouvre rien qui m'ose secourir,
Et la peur de la mort me fait déjà mourir.

lent dans le Menteur1; mais ces recherches sont du ressort de la curiosité critique, et non de l'histoire littéraire. Gardons-nous toutefois de ne pas rappeler que dans ces œuvres de sa jeunesse et dans un genre qui souffrait tout, Corneille a toujours respecté la pudeur. Avant l'héroïsme il introduisait la décence sur le théâtre.

Montrons maintenant dans tout l'éclat de sa puissance le génie créateur de Corneille. Le plus beau triomphe dont le théâtre ait gardé le souvenir est, sans comparaison, celui du Cid, qui parut, date mémorable! en 1636. Rien jusqu'alors n'avait préparé les esprits à cette vérité de passion, à cette force et à cet éclat de poésie. Ce fut une surprise d'admiration qui alla jusqu'à l'enthousiasme. Chimène et Rodrigue eurent non pas des partisans, mais des adorateurs ce couple, nouvellement éclos du cerveau d'un poëte, entra dès lors dans la famille humaine, et il y est resté comme le modèle accompli de la grâce et de l'héroïsme : la jeunesse est toujours dans sa fleur sur ces deux visages; il y a toujours la même fraîcheur dans ces voix, le même feu, la même pureté dans ces âmes. Après plus de deux siècles,

1 Dès la première scène de la Veuve, voici des vers qui ont toute la bonne grâce et le naturel du style de la vraie comédie:

Le joli passe-temps

D'être auprès d'une dame et causer du beau temps,

Lui jurer que Paris est toujours plein de fange,

Qu'un certain parfumeur vend de fort bonne eau d'ange,

Qu'un cavalier regarde un autre de travers,

Que dans la comédie on dit d'assez bons vers,
Qu'Aglante avec Philis dans un mois se marie!

nous sommes encore complices de leur passion aussi sincèrement que les premiers témoins. C'est que ces paroles, et tant d'autres, sont toujours vibrantes, comme si elles sortaient pour la première fois de la bouche de Chimène :

Hélas! ton intérêt ici me désespère :

Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L'unique allégement qu'elle pût recevoir;

Et contre ma douleur j'aurais trouvé des charmes,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes 1.

Et ces plaintes des deux amants, sont-elles devenues moins poignantes ?

O miracle d'amour!

RODRIGUE.

CHIMÈNE.

O comble de misères!

RODRIGUE.

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

CHIMÈNE.

Rodrigue, qui l'eût cru?

RODRIGUE.

Chimène, qui l'eût dit?
CHIMENE.

Que notre heur fût si proche et si tôt se perdît !

RODRIGUE.

Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance!

CHIMÈNE.

Ah! mortelles douleurs!

RODRIGUE.

Ah! regrets superflus"!

1 OEuvres de P. Corneille, édition Renouard, 12 vol. in-8°,

1817; t. II, le Cid, acte III, sc. Iv, p. 487.

Ibid., p. 490.

Voilà pour la passion. Et que dire des sentiments héroïques qui éclatent à chaque scène, de cette fougue d'honneur, de cette ardeur martiale dont le courant magnétique échauffe les âmes et peut susciter des héros, comme un chant de Tyrtée ou de Pindare ? Quelle émotion contagieuse dans ces vers de don Diègue:

Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur;
Viens baiser cette joue, et reconnais la place

Où fut empreint l'affront que ton courage efface 1.

Quel culte de l'honneur dans ces mots expressifs de Rodrigue:

L'infamie est pareille et suit également

Le guerrier sans courage et le perfide amant1.

Où trouver un récit de bataille comparable à celui dont on pourrait détacher tant de passages qui égalent celui-ci :

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles;
L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer, tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville;
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors 3!

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