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de Balzac n'ont pas à se produire, l'antithèse est dans les choses, et devant la grandeur qu'elle renferme il n'y a point de lieu pour l'hyperbole.

J'abandonne à d'autres le soin de rechercher si l'artifice trop visible du langage et une certaine indifférence de cœur sur les rigueurs de la Providence ne laissent pas quelque chose à désirer dans l'admirable passage qu'on va lire. « Il n'y a rien que de divin dans les maladies qui travaillent les Estats. Ces dispositions et ces humeurs, cette fièvre chaude de rebellion, cette letargie de servitude viennent de plus haut qu'on ne s'imagine. Dieu est le poëte, et les hommes ne sont que les acteurs : ces grandes pieces qui se jouent sur la terre ont esté composées dans le ciel, et c'est souvent un faquin qui en doit estre l'Atrée ou l'Agamemnon. Quand la Providence a quelque dessein, il ne lui importe gueres de quels instrumens et de quels moyens elle se serve. Entre ses mains, tout est foudre, tout est tempeste, tout est deluge, tout est Alexandre, tout est César. Elle peut faire par un enfant, par un nain, par un eunuque, ce qu'elle a fait par les geans et les héros, par les hommes extraordinaires. Dieu dit lui-mesme de ces gens-là qu'il les envoye en sa colere et qu'ils sont les verges de sa fureur. Mais ne prenez pas icy l'un pour l'autre. Les verges ne piquent ni ne mordent d'ellesmesmes, ne frapent ni ne blessent toutes seules. C'est l'envoy, c'est la colere, c'est la fureur qui rendent les verges terribles et redoutables. Cette main invisible, ce bras qui ne paroist pas, donnent les coups que le monde sent. Il y a bien je ne sçay quelle har

diesse qui menace de la part de l'homme, mais la force qui accable est toute de Dieu1. » Cela est énergique et grand. Les doctrines historiques de saint Augustin, de Paul Orose, trouvent dans ce passage, dont les beautés sont à l'épreuve du temps, un digne interprète. Bossuet n'aura plus tard qu'à développer ce germe fécond; mais, pour ce grand historien de la Providence, Dieu ne sera pas un poëte; ni Atrée ni Agamemnon ne lui viendront à l'esprit, et il aura autre chose qu'un dédain superbe pour les instruments et les victimes de la puissance divine.

Sans doute Balzac est surtout un rhéteur: on ne saurait cependant lui contester au moins une passion sincère et d'autant plus vive qu'il l'a toujours dissimulée. Cette passion est un profond ressentiment contre Richelieu, qui n'avait jamais voulu voir en lui qu'un habile arrangeur de mots, et qui avait dédaigné de mettre à l'essai sa capacité politique. Cette haine concentrée s'est épanchée à plusieurs reprises avec une extrême énergie, d'abord sous le couvert d'un prince d'Orient qu'il ne nomme pas, et ensuite sous les noms de Théodoric et de Tibère. La première fois il lui dispute tout le mérite des succès qu'il a obtenus : « Il devoit perir, cet homme fatal, dès le premier jour de sa conduite par une telle ou une telle entreprise, mais Dieu se vouloit servir de luy pour punir le genre humain et pour tourmenter le monde Il falloit donc qu'il fist, quelque malade, quelque moribond qu'il fust, ce que Dieu avoit resolu qu'il feroit

1 Secrate chrestien, discours huitièm

› P. 140.

avant sa mort La Raison concluoit qu'il tombast d'abord par les maximes qu'il a tenuēs, mais il est demeuré longtemps debout par une Raison plus haute qui l'a soustenu1. » A la seconde attaque, il lui reproche ses cruautés et il évoque devant Théodoric le spectre de Symmaque pour figurer les têtes sanglantes qui sont tombées, par l'ordre du cardinal, sous la hache du bourreau2. Enfin il ne lui faut pas moins que la flétrissure de la tyrannie de Tibère pour avoir raison du despotisme de Richelieu : « Tibere a humilié toutes les ames, il a dompté tous les courages, il a mis sous ses pieds toutes les testes: il s'est eslevé au-dessus de la Raison, de la justice et des loix. Il pense avoir osté à Rome jusqu'à la liberté de la voix et de la respiration ou les pauvres Romains sont muets, ou ils n'ouvrent la bouche que pour flater le tyran. Mais un homme possedera-t-il sans trouble la gloire d'estre plus grand que les dieux ? On parloit ainsi dans ce temps-là. Goustera-t-il sans contradiction le fruict de cette victoire inhumaine qu'il a remportée sur les esprits? jouira-t-il paisiblement des avantages de sa cruauté, de la peur et du silence de ses sujets? de la lascheté et des mensonges de ses courtisans? la verité qu'on retient captive ne sortira-t-elle point par quelque endroit? ne paroistra-t-elle point en quelque lieu à la honte et à la confusion de Tibere 3? » Quelle vigueur de pinceau, mais aussi quelle ténacité de rancune! Balzac a longtemps couvé sa vengeance,

1 Socrate chrestien, discours huitième, p. 136.

• Ibid., p. 149.

• Ibid., discours neuvième, p. 161.

et elle se trouve mûre et entière dix ans après la mort de celui qui l'a offensé, tant l'orgueil est un sûr gardien de haine!

Balzac, qui fraye la voie à Bossuet par les considérations de théologie politique que nous avons empruntées au plus remarquable de ses ouvrages, le Socrate chrétien, a donné, dans ses Entretiens à Ménandre, avant Pascal, le modèle d'une polémique forte et mesurée; il le devança encore et fit comme le programme de quelques-unes des Provinciales, en signalant dans le Prince la morale relâchée de certains casuistes espagnols, compatriotes d'Escobar. « La cour, dit-il, a produit de certains docteurs qui ont trouvé le moyen d'accorder le vice avec la vertu et de joindre ensemble des extremités si eloignées. On donne aujourd'hui des expedients à ceux qui ont volé le bien d'autrui pour le pouvoir retenir en pleine conscience. On enseigne aux princes à entreprendre sur la vie des autres princes, après les avoir declarés heretiques en leur cabinet. On leur apprend à abreger les guerres dont ils apprehendent la longueur et la depense, par des assassinats où ils ne hasardent que la personne d'un traistre, et à se defaire de leurs propres enfants sans aucune forme de procès, pourvu que ce soit du consentement de leurs confesseurs. Outre cela, comme si Nostre-Seigneur estoit mercenaire, et qu'il se laissast corrompre par presents, comme si c'estoit le Jupiter des païens qu'ils appeloient au partage de la proie et du butin, après un nombre infini de crimes dont ils sont coupables, on ne leur demande ni larmes, ni restitution, ni pénitence; il suffit qu'ils fassent quel

que legere aumosne à l'Eglise. On compose avec eux de ce qu'ils ont pris à mille personnes, pour une petite partie qu'ils donnent à d'autres à qui ils ne doivent rien; et on leur fait accroire que la fondation d'un couvent ou la dorure d'une chapelle les dispense de toutes les obligations du christianisme et de toutes les vertus morales 1. » Nous verrons plus tard comment la même thèse, généralisée et vivifiée par le génie, est devenue un traité sublime et piquant de morale universelle. Cette morale est de tous les temps. Les païens eux-mêmes en ont proclamé les principes. Horace, par exemple, lorsqu'il disait :

Et peccare nefas aut pretium est mori 2.

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Les martyrs du stoïcisme et du christianisme l'ont connue et pratiquée. Juvénal en a été le sublime interprète dans ces vers, qui devraient être gravés dans la mémoire et imprimés au cœur de tous les hommes:

Summum crede nefas animam præferre pudori

Et propter vitam vivendi perdere causas 8.

Balzac ne l'avait pas oubliée en écrivant ces lignes pleines de tristesse et d'ironie amère : « On laisse, dit-il, crier la vieille philosophie dans les escholes et dans les chaires des predicateurs où elle n'est escoutée que des enfans et des femmes; elle dit assez qu'un

1 Euvres de Balzac, 2 vol. in-fol., 1665. T. II, le Prince, th. VIII, p. 28.

2 Horace, liv. III, od. XIV, v. 24.

Juvénal, Sat. vIII, v. 82.

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