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adresse des traits qui pénètrent profondément et qu'il a aiguisés à dessein. Laissons-les de côté, et pour montrer combien il était touché de la vraie grandeur, voyons en quels termes il la définit: « La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire, elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connaît, plus on l'admire; elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort dans son naturel; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité. On l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue1. » Dans le monde des grands où il était mêlé cette vraie grandeur se présentait rarement à ses yeux, et il avait en retour à souffrir bien souvent de la morgue des hommes d'argent, qui ne savent ni apprécier ni respecter la supériorité de l'intelligence, Il s'en console en songeant à la postérité : « Le présent, disait-il, est pour les riches, et l'avenir pour les vertueux et les habiles 2. » La Bruyère comptait bien personnellement sur cette compensation, et on est charmé de voir qu'il ait eu la confiance et la légitime fierté du génie.

La Bruyère est pour les mœurs de son siècle un témoin incommode. On ne peut pas nier sa clairvoyance, et on ne saurait douter de sa véracité. Il a vu ce qu'il peint sans ménagement, mais aussi sang

1 Les Caractères, du Mérite personnel, p. 193.

Ibid., des Biens de Fortune, p 283.

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animosité. Il n'a d'autre passion que l'amour du vrai et du juste; le mensonge le blesse et l'iniquité l'offense la seule vengeance qu'il en tire est de les représenter au vif; et comme le fond de la nature humaine ne change pas, que les mêmes travers et les mêmes vices subsistent toujours sous des formes et des costumes divers, selon les temps, son livre a été pour les âges suivants une peinture anticipée. La malignité des contemporains cherchait et multipliait les modèles de ses portraits, et nous pouvons encore les rapporter à des visages qu'il n'a point vus. Les générations se succèdent et continuent de trouver parmi les vivants des figures déjà peintes dans cette galerie dont les originaux se renouvellent sans cesse. Ainsi, quoique La Bruyère n'ait eu que le dessein de peindre les mœurs et les caractères de son temps, comme il a vu au delà de la surface et des traits mobiles du dehors, il est plus qu'un témoin du passé, et son œuvre ne vieillit point. Elle vit, en outre, par le style qui donne à tant de réflexions fines et profondes un tour original, à tant de physionomies distinctes un relief durable et des couleurs qui n'ont point pâli. Cependant, il faut reconnaître qu'avec tous ces mérites de peintre et d'écrivain La Bruyère n'a pas l'aisance, le naturel, en un mot, la grande manière des maîtres qui lui ont frayé la voie. Il sait les admirer et il ne veut pas les imiter on sent même la peine qu'il se donne pour ne pas leur ressembler, cherchant curieusement l'originalité par la structure de la phrase et le choix des mots qu'il appelle invention. De plus, il met partout de l'esprit

et veut à chaque instant produire un effet; enfin il n'a pas cet art suprême qui efface les traces de l'art.

Boileau l'a remarqué, et, tout en estimant beaucoup le talent de La Bruyère, il signalait dans sa manière un commencement de décadence. Elle lui parut beaucoup plus sensible dans les premiers écrits de Fontenelle, dont l'affectation et le pédantisme mondain blessaient vivement l'homme de goût pour qui le vrai seul était aimable. Boileau eut à combattre jusqu'à la fin de sa vie, et dans les derniers temps, sa sévérité, qui ne se déridait plus, devint âpre et morose. On cite de lui, à cette époque, des traits d'humeur qui vont jusqu'à l'injustice, et des arrêts qui ressemblent à des voies de fait. C'est ce que nous avons appelé ses répugnances de vieillard. Ainsi Crébillon, qui devait cependant garder un rang élevé à côté des maîtres tragiques, il le reléguait au-dessous des méchants auteurs qu'il avait autrefois bafoués dans ses satires, et le Diable boiteux, par lequel Lesage préludait à Gil Blas, ne trouvait pas grâce à ses yeux. Avant d'en venir à ces extrémités, excusables chez un vieillard que la nouveauté dépite, parce qu'elle le déroute, Boileau, sur le retour, avait utilement << régenté le Parnasse. » On l'avait vu au premier rang, avec toute la vigueur de la maturité, à la reprise de cette guerre des modernes contre les anciens, qui a trouvé de nos jours un historien si judicieux, si spirituel, hélas! et si regrettable', grande

1 Hippolyte Rigault, t. I des Œuvres complètes, 4 vol. in-8o, Hachette, 1839.

et interminable querelle soulevée d'abord par Desmaretz, rallumée par Charles Perrault, et que devaient réveiller encore Fontenelle et La Motte. Dans ce dernier engagement, le vieil athlète, rival des anciens qu'il défendait contre des novateurs armés à la légère, fit preuve de vaillance et d'esprit. Ses Réflexions sur Longin, qu'on a nommées avec trop de courtoisie les Provinciales de la critique, portent au moins témoignage de sa vénération pour l'antiquité.

Boileau, dont les ressentiments étaient moins tenaces que ses admirations, ne garda pas de longue rancune au plus déterminé champion des modernes, à Charles Perrault, esprit aimable, que nous avons tous connu dès l'enfance par ses Contes des fées. Il ne tarda pas à l'amnistier après l'avoir rudoyé. Il s'adoucit aussi pour Boursault, comme il avait fait avec Quinault. Il l'avait harcelé d'abord par affection pour Molière, dont Boursault s'était cru l'émule. Homme du monde et financier, Boursault, d'ailleurs fort ignorant, avait le goût des vers et l'instinct de la comédie. Il fit mal d'abord, puis mieux; enfin il réussit à bien faire. Un bon procédé de sa part envers Boileau, malade aux eaux de Bourbon, avait depuis longtemps désarmé le satirique, et par bonheur, Boursault, réconcilié avec son juge, devint vraiment poëte; de sorte que Boileau, sur ses vieux jours, put applaudir en lui des succès de bon aloi. Boursault, dans ses dernières pièces, a du naturel, de la gaieté, du trait. Le Mercure galant, pièce à tiroir, contient des scènes fort amusantes qui excitent toujours un rire franc et prolongé. Esope à la cour et Esope à la

ville, comédies épisodiques comme la précédente, sont d'un ordre plus élevé. Citons à ce propos quelques lignes de Montesquieu qui protégeront longtemps la mémoire de Boursault : « Je me souviens qu'en sortant d'une pièce intitulée Ésope à la cour, je fus si pénétré du désir d'être plus honnête homme, que je ne sache pas avoir formé une résolution plus forte. »

Les comédies d'un autre poëte bien supérieur à Boursault, et qui fut aussi un moment aux prises avec Boileau à l'occasion de la Satire des Femmes, ne sont point de nature à inspirer de ces généreuses résolutions. On voit que nous voulons parler de Regnard, le premier de nos poëtes comiques après Molière, mais à un intervalle qui ne se mesure pas. Nous n'avons pas de comédies plus divertissantes que le Joueur, le Légataire et les Ménechmes; mais si Regnard amuse, il n'instruit pas, bien loin de corriger. Il a une verve admirable et peu de nerf, beaucoup de naturel et point de vérité : il arrive au plaisant dans les caractères par la charge, et dans le dialogue par des saillies où la gaieté va trop souvent jusqu'au bouffon. Mais quelle aisance et quel mouvement! Il fait rire, c'est bien quelque chose; c'est tout pour lui et ce n'est pas assez pour le spectateur, qui n'est pas fâché de trouver parmi le rire une leçon morale et des caractères fortement tracés. Boileau avait raison de dire que Regnard n'est pas médiocrement plaisant, et de limiter ainsi l'éloge d'un poëte qui ne nous montre guère que des fripons et des extravagants. Ainsi Molière était bien dans la tombe.

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