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dans la nature. Le père, à qui sa sagesse, son âge et son expérience donnent un grand crédit dans le parti, a toute la peine du monde à contenir son fils, à tempérer ses accès de frénésie, surtout lorsqu'à la fin du second acte il ne reste plus aucun doute que les ordres de la cour de massacrer les protestants de Lisieux ne soient actuellement entre les mains du lieutenant du roi.

Le troisième acte se passe au palais épiscopal. Le vertueux prélat, instruit des ordres sanguinaires qui viennent d'arriver, déclare au lieutenant du roi que non-seulement il ne fera rien pour le seconder dans l'exécution de ses ordres barbares, mais qu'il s'y opposera de toutes ses forces. Il en résulte une longue. et vive discussion sur les bornes de l'obéissance due aux ordres émanés de l'autorité souveraine. Le militaire est féroce, le prélat est humain. Il fait ouvrir les portes de son palais aux protestants, il les invite à se mettre tous sous sa protection et sa sauvegarde. Les démonstrations que fait le lieutenant du roi pour les arracher de cet asile pensent lui coûter cher. Déjà le jeune Arsène s'est élancé sur lui, et l'aurait poignardé, si le prélat n'avait pas été encore plus prompt pour se jeter entre eux et empêcher cette violence. Cet acte généreux touche le jeune Arsène et tous les protestants. Ils jettent les poignards dont ils s'étaient munis, dans le dessein de vendre cher leur vie à leurs assassins. Le lieutenant du roi part pour rendre compte à la cour de l'opposition de l'évêque. Le corps des officiers de la garnison vient remercier le vertueux prélat de cette courageuse et noble résistance, et le corps des curés vient assurer son pasteur que jamais leur saint ministère ne sera profané à autoriser des forfaits si exécrables aux yeux de Dieu et des hommes.

Il paraît que l'auteur n'a puisé ses connaissances historiques que dans un livre publié, il y a quelques années, par un moine de Sainte-Geneviève, nommé Anquetil, sous le titre d'Esprit de la Ligue. Que n'aurait pas fait de ce sujet un homme de génie, un philosophe doué de l'éloquence nécessaire pour terrasser l'hydre du fanatisme, après s'être pénétré d'une juste horreur par la lecture des mémoires du temps! Vous pensez bien que ce drame, tel qu'il est, ne se vend point à Paris, et qu'on n'en a que quelques exemplaires échappés à la vigilance de la police.

- J'ai enfin eu occasion de voir le livre de M. de Guibert, colonel commandant de la légion corse, officier très-estimé et

très-digne de l'être. Ce livre forme un gros volume in-4° en deux tomes et enrichi des planches nécessaires. Il est intitulé Essai général de tactique, précédé d'un discours sur l'état actuel de la politique et de la science militaire en Europe; avec le plan d'un ouvrage intitulé la France politique et militaire. Ce dernier plan n'est pas de facile exécution: car, en considérant la France non-seulement en elle-même, mais dans toutes ses relations et liaisons avec les autres puissances, l'auteur s'engage dans le tour du globe et dans l'histoire politique et militaire de tous les États. Son projet serait d'inspirer aux peuples modernes l'amour de la véritable grandeur, de guérir les gouvernements de cette basse et méprisable politique, pleine de tyrannie, d'oppression et de fraude envers les sujets, d'artifices, d'intrigues et de mensonges envers les voisins et les étrangers. Il esquisse ce beau siècle qu'on verra sans doute briller un jour dans quelque utopie; mais il est encore loin de ce malheureux globe, et, quoique le livre que M. de Guibert annonce ne soit point encore fait et qu'il ne soit pas aisé à faire, nous en aurons vingt, cent, mille aussi parfaits, aussi profonds, aussi sages, aussi consolants, avant que de voir un échantillon du siècle qu'il promet. Les mœurs énergiques et avec elles la véritable grandeur ont passé de mode. Il est encore des âmes élevées telles que M. de Guibert, enflammées pour le bien et pour la véritable gloire; mais elles ne sont pas de leur siècle, et trouvent à peine chez leurs contemporains quelques âmes de leur trempe qui les comprennent. Quelquefois le sort se plaît à placer une telle âme à la tête d'un empire, en Russie par exemple, même au milieu du XVIIIe siècle. On croirait alors que son existence ne saurait manquer d'entraîner d'importantes révolutions dans les idées, dans les mœurs et dans la situation de tous les peuples; mais la petite politique générale des cabinets de l'Europe enchaîne le génie le plus puissant, rend ses entreprises inutiles pour la gloire du siècle et le bien de l'humanité, et les concentre dans le bien de ses propres sujets, qui ne secondent pas toujours celui qu'on voudrait leur faire.

Le livre de M. de Guibert a fait du bruit, quoiqu'il soit resté infiniment rare. Il me siérait mal d'avoir un avis sur ses principes de tactique, je n'ai pas même eu le temps de lire son Essai; mais il m'a paru que tous nos militaires, sans être toujours d'accord avec l'auteur, en faisaient le plus grand cas. Son discours

préliminaire est plein d'élévation, de chaleur et de cette hardiesse qui ne vient pas de l'envie de fronder, mais de la passion pour le bien qui embrase si aisément les cœurs bien nés. M. de Guibert est encore un peu jeune dans son ton, dans ses vues, mais j'aime les âmes élevées; il me semble que la vertu ellemême perdrait de son prix si elle n'avait pas l'élévation des sentiments pour compagne. Vous jugez que, dans un traité de tactique, le roi de Prusse ne peut manquer de jouer un grand rôle; ce monarque commence à jouir de la gloire de ses travaux passés, et son siècle a parlé de lui comme en parlera la postérité. L'auteur, en parlant de la Toscane, ajoute dans une note: « Depuis que ceci est écrit, elle a retrouvé ses avantages dans le jeune souverain qui règne sur elle. Il est occupé de la vivifier, de la rendre heureuse. Saisissons l'occasion douce et rare de rendre hommage à un prince qui sent le prix du bonheur et de l'amour des hommes. » Je crois que M. de Guibert juge le roi de Suède, Charles XII, avec trop de rigueur; son exemple prouve seulement qu'il faut des succès aux héros ou une fin glorieuse et prompte. Ce qu'il dit du génie et des fautes de Pierre le Grand peut servir de sujet à beaucoup de discussions ou profondes ou puériles, que la destinée de l'empire de Russie décidera en dernier ressort. Le reproche fait à ce grand homme d'avoir trop hâté sa nation n'est pas nouveau; mais si l'élite de la nation, si la noblesse s'est trop rapprochée des mœurs méridionales de l'Europe, il paraît que le peuple et particulièrement la milice ont bien conservé cette trempe âpre que M. de Guibert trouve si précieuse. Une armée russe est encore aujourd'hui celle qui est le moins sensible aux influences du climat, le moins embarrassée de ses subsistances, qui vit à meilleur marché, et, ayant joint à la vigueur nationale la science de la tactique et de la discipline militaire, elle doit être, toutes choses égales d'ailleurs, la plus redoutable. L'abbé de Galiani prétend que dans deux cents ans la langue française sera celle des savants, et la langue russe celle des cours. Cela s'entend.

15 septembre 1772.

On a donné le 22 du mois dernier, sur le théâtre de la Comédie-Italienne, la première représentation de la Ressource

comique, ou la Pièce à deux acteurs, en deux actes, mêlée d'ariettes et précédée d'un prologue par M. Anseaume, et la musique de M. Mereaux, nom inconnu parmi les Orphées de la rue Mauconseil. L'idée de cette pièce est prise de la Pièce à deux acteurs de feu Panard, qui travaillait pour l'ancien théâtre de l'Opéra-Comique en vaudevilles. La pièce de Panard est imprimée; ainsi, lorsque celle de son imitateur le sera, on pourra les comparer ensemble. Je ne connais pas celle de Panard, qui travaillait pour un spectacle aussi opposé au bon goût qu'aux bonnes mœurs, mais qui avait beaucoup de talent pour les couplets, et qui en a laissé un grand nombre de très-heureux. Il a passé sa vie au cabaret avec trois ou quatre ivrognes, faiseurs de couplets comme lui, et dont il n'est pas bien sûr qu'aucun se soit dégrisé, depuis l'âge de raison jusqu'à sa mort. Plusieurs de nos gens de lettres, un peu sur leur retour, comme Collé, Saurin, et surtout Marmontel, voudraient nous faire regretter ces temps où l'on allait s'enivrer tous les jours au cabaret, et faire des orgies qui se succédaient sans cesse. Ils parlent de ces temps avec un regret tout à fait comique et s'attendrissent sur notre sort parce que nous n'allons plus à la taverne, et que nous rentrons le soir sans chanceler tant l'homme est de son naturel laudator temporis acti, enclin à louer le passé aux dépens du présent. Je conçois que Chaulieu, La Fare, le grand prieur1, et cette charmante coterie d'épicuriens qui tenait ses assises au Temple, étaient des gens très-aimables et de bonne compagnie; mais je ne regretterai jamais les ivrognes Panard et compagnie, et je croirai effrontément que, sous quelque point de vue qu'on envisage les choses, notre siècle, nos talents, nos amusements, notre société, valent bien les leurs.

Pour revenir à la pièce de M. Anseaume, souffleur et secrétaire de la Comédie-Italienne, il a eu double raison de l'intituler Ressource comique: premièrement, parce que c'est son sujet; en second lieu, parce que sa pièce a servi de ressource au Théâtre-Italien dans une saison morte, où les acteurs se reposent, et où le public se repose aussi, et laisse par conséquent la caisse sans recette et sans ressource. Si M. Grétry avait pu mettre cette pièce en musique, je n'aurais pas désespéré que nous n'eussions

1. Philippe de Vendôme.

vu un pendant du Tableau parlant. On sent que l'action doit souvent languir, à cause du temps qu'il faut ménager tour à tour aux deux acteurs pour changer d'habit; une musique délicieuse nous aurait empêché de nous apercevoir de ce défaut, que les airs plats de M. Mereaux font merveilleusement sortir par l'ennui qu'ils inspirent. Il fallait aussi que la pièce fût jouée par Clairval et Mme Laruette, au lieu de M. Julien et d'une Mile Gaut; car ce n'est que les meilleurs acteurs qu'on peut être bien aise de voir depuis le commencement jusqu'à la fin sur la scène. Enfin, M. Anseaume a eu tort de n'y pas laisser la marquise et le chevalier. C'est pour eux que la répétition se fait; il faut donc qu'ils y soient présents. Ils pouvaient même l'interrompre quelquefois par des remarques et des disputes qui auraient ménagé au poëte une autre ressource pour donner à ses deux acteurs le temps de changer d'habit; car, dans une pièce intitulée la Ressource comique, il en fallait employer de toute espèce. Au reste, le public a cru devoir applaudir le zèle de M. Julien et de Mile Gaut; cette pièce est très-fatigante à jouer à cause du changement d'habits continuel, et parce qu'on est d'ailleurs toujours sur la scène.

On a lu, il y a quelque temps, dans la Gazette des DeuxPonts, la mésaventure de M. l'abbé Pinzo de Ravenne, qui, pour avoir parlé en public trop naïvement de plusieurs articles de foi et de discipline de l'Église romaine, a encouru les censures ecclésiastiques et a été condamné, par faveur spéciale de Sa Sainteté, à une prison perpétuelle. On trouve dans ladite Gazette l'interrogatoire du naïf et sincère Pinzo, qui est très-plaisant; et ce n'est pas un article de foi de croire qu'il ait été ainsi communiqué aux auteurs par l'official de Ravenne. On dit que M. l'abbé Pinzo a eu l'avantage de faire ses études avec Sa Sainteté. Monsignor Ganganelli aurait bien dû garantir son ancien camarade de la prison perpétuelle; cette rigueur ferait même présumer que Sa Sainteté a conservé quelque vieux sujet de rancune contre son ancien camarade. Quoi qu'il en soit, la mésaventure du pauvre Pinzo n'a pas dû échapper au vengeur de la veuve et de l'orphelin, le patriarche de Ferney. Il nous a envoyé à ce sujet une Lettre de M. l'abbé Pinzo à Clément XIV 1. Dans cette Lettre,

1. Le véritable titre de cette lettre est: Lettre de M. l'abbé Pinzo au surnommé Clément XIV, son ancien camarade de college, qui l'a condamné à un

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