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blama beaucoup l'emportement de la mère, qui avait rendu son miracle inutile; mais toutes les femmes qui virent la fille s'en retourner comme elle était venue sur ses béquilles lui dirent que c'était sa faute.

La police, en faisant enlever ce saint homme au milieu d'une populace entièrement persuadée de l'efficacité de ses attouchements, fut obligée d'user de prudence. On dit que c'était pour le mener à une grande dame qui avait besoin de ses secours, et que ses infirmités retenaient chez elle. On le mena en effet chez un commissaire d'un quartier éloigné, qui le pria de vouloir bien faire quelques miracles. On lui présenta plusieurs infirmes; mais comme ils manquèrent tous de foi, il ne put faire aucune guérison. Sur quoi on lui expédia son congé pour porter son industrie ailleurs.

- Le nom de Ninon de L'Enclos est trop illustre pour chercher à le faire connaître. Tous les beaux esprits, tous les philosophes du siècle de Louis XIV et de celui-ci se sont empressés de le rendre immortel. Cela prouve contre l'assertion, d'ailleurs vraie, de maître Denis Diderot, que l'excès de la galanterie dans une femme, et même l'état de fille, ne sont pas un obstacle insurmontable pour parvenir à l'estime publique, lorsque ces faiblesses ou même les désordres se trouvent réunis à des qualités supérieures. Il vient de passer par la tête de M. de Voltaire de faire Ninon l'héroïne d'une comédie; je ne sais si c'est par reconnaissance du legs qu'elle lui a fait. Ninon ayant vu, sur la fin de ses jours, le jeune Arouet, à peine âgé de dix ans, devina ses talents et lui laissa par son testament sa bibliothèque1. Le légataire a attendu à peu près l'âge qu'avait sa bienfaitrice pour la mettre sur la scène. Il a choisi pour sujet de sa pièce l'histoire si connue des deux dépôts. « On sait, dit-il, que Gourville ayant confié une partie de son bien à cette fille si galante et si philosophe, et une autre à un homme qui passait pour très-dévot, le dévot garda le dépôt pour lui; et celle qu'on regardait comme peu scrupuleuse le rendit fidèlement. » Si je m'en souviens bien,. le dépositaire infidèle était un prêtre, confesseur ou directeur d'âmes fort accrédité dans le quartier; mais M. de Voltaire, pour la commodité du théâtre, n'en a fait qu'un marguillier cagot et

Elle lui laissa deux mille francs pour acheter des livres.

fripon, qui cherche même à épouser encore l'autre dépôt en se proposant pour époux à Ninon. Celle-ci paraît se prêter à cette idée et démasque le fourbe, après avoir produit un second testament de Gourville qui annule le premier. Je ne sais si cette tournure aurait été bonne au Palais pour faire rendre à un infâme hypocrite le dépôt dont il était déjà en possession, et qui lui avait été confié sans témoins; mais au théâtre, on n'y regarde pas de si près, et ce dénoûment, ménagé avec un peu d'art, aurait été plus heureux que celui du Tartuffe. L'abbé de Châteauneuf, ami ou amant de Ninon, rapporte que Molière, accoutumé à la consulter sur tout ce qu'il faisait, lui avait été lire son Tartuffe, et que Ninon le régala à son tour du récit de l'aventure du dépôt, qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de la même espèce. Molière regretta de n'avoir pas su cette histoire, que M. de Voltaire vient de mettre sur la scène sous le titre du Dépositaire, comédie en cinq actes. Il ne manque à cette pièce que la verve et la force comique du Tartuffe pour être sur la même ligne; mais, malgré sa faiblesse extrême, elle ferait peut-être quelque plaisir au théâtre, si elle était jouée par des acteurs d'un grand talent, par des comédiens en état de créer un rôle et de donner une physionomie et de la force à un rôle faible. M. de Voltaire envoya cette pièce à la ComédieFrançaise, il y a quelque temps', et l'on se préparait à la jouer, lorsque des ordres supérieurs en 'défendirent la représentation. Le corps respectable des marguilliers et le corps plus puissant des hypocrites fripons se refusaient également au désir de se donner de nouveau en spectacle. Le patriarche fut obligé de retirer sa pièce, et il vient de prendre le parti de la faire imprimer. Peut-être pourra-t-elle être essayée sur le théâtre, à présent qu'on en connaît l'innocence. Elle est faiblement intriguée, mais elle est écrite avec plus de naturel et de facilité que peutêtre aucune des comédies de M. de Voltaire, du moins de celles qu'il a écrites en vers. Le mal est que ce naturel est souvent fort plat, et qu'il n'y ait point de vers à retenir. C'est toujours un prodige unique que de conserver dans l'extrême vieillesse cette facilité et les agréments dont nous voyons à tout instant des preuves nouvelles.

1. Grimm avait annoncé cet envoi du patriarche à d'Argental, t. VIII, p. 388.

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— J'ai souvent ouï dire que le parlement de Toulouse, pour honorer la mémoire du célèbre philosophe Bayle, né dans cette ville et réfugié en Hollande, avait ordonné l'exécution de ses dispositions testamentaires de point en point, quoique, suivant les lois du royaume, tout Français qui quitte son pays pour cause de religion ne puisse ni disposer de ses biens, ni recevoir des legs.

Malheureusement je n'ai jamais pu m'assurer de la certitude du fait, dans un pays où l'on nie ou affirme avec une extrême confiance, mais où rien n'est si difficile que d'obtenir une preuve convaincante d'un fait. Quoi qu'il en soit, il faut toujours remarquer le progrès de l'esprit philosophique. L'Académie des Jeux Floraux établie à Toulouse s'était avisée de proposer l'Éloge de Bayle pour le prix d'éloquence de l'année prochaine; mais heureusement on est parvenu à arrêter ce scandale dans sa source. On lit à ce sujet l'article suivant dans la Gazette de France, qui, comme on sait, est infaillible:

« L'Académie des Jeux Floraux de Toulouse avait proposé l'Éloge de Bayle pour sujet du discours de l'année prochaine ; mais des raisons particulières, qu'elle ne pouvait prévoir, l'ont

1. Bayle était né au Carlat (Ariège), le 18 novembre 1617.

2. Grimm n'avait qu'à consulter les Mémoires du P. Niceron, ou le Dictionnaire de Chaufepié, pour s'assurer qu'en effet le parlement de Toulouse avait ordonné l'exécution des dispositions testamentaires de Bayle. La note qui a été envoyée à ce sujet au P. Niceron (voyez tome X, p. 168) mérite d'être rapportée ici en entier : Le testament de M. Bayle a fait le sujet d'un procès qui a été porté au parlement de Toulouse. Ses héritiers ab intestat, qui étaient ses plus proches parents, prétendaient qu'étant fugitif pour fait de religion, et étant mort dans les pays prohibés, il n'avait pu disposer de ses biens, ce qui rendait son testament nul; et il faut avouer qu'ils avaient pour eux les édits, les déclarations et la jurisprudence des arrêts. Cependant messieurs de la grand'chambre crurent qu'il était permis de fléchir la règle en faveur de la disposition d'un si grand personnage; ils con. firmèrent le testament, et l'héritier testamentaire l'emporta sur les héritiers du sang. M. de Senaux, grand magistrat, l'un des juges, qui avait autrefois connu M. Bayle, fit des efforts infinis pour soutenir sa dernière volonté, et il réussit par ces raisons que les savants sont de tous les pays; qu'il ne fallait pas regarder comme fugitif celui que l'amour des belles-lettres avait appelé dans les pays étrangers; qu'il était indigne de traiter d'étranger celui que la France se glorifiait d'avoir produit. Il s'éleva surtout contre ceux qui disaient que Bayle était mort civilement, tandis qu'ils étaient forcés de convenir que, pendant le cours de cette mort civile, son nom éclatait dans toute l'Europe. » M. d'Aurier, qui a signé cette note, était sans doute un magistrat de Toulouse bien informé du fait et des circonstances. Chaufepié l'a rapportée à l'article BAYLE, de son Nouveau Dictionnaire historique et critique. (B.)

engagée à changer ce sujet, et à donner l'éloge de saint Exupère, évêque de Toulouse. »

La sagesse de ce changement est visible. Saint Exupère, que personne ne connaît aujourd'hui, a certainement plus besoin d'un Éloge que Bayle, dont l'éloge et la gloire sont consacrés chez toutes les nations savantes et éclairées. Quel affreux abus de l'éloquence, d'ailleurs, que de louer un philosophe dans un siècle qu'on ne peut décrier plus fortement qu'en l'appelant le siècle de la philosophie! O pauvres Welches! qu'alliez-vous faire? Béni soit le prêtre qui vous a préservés de ce malheur !

Nous avons eu, depuis un mois ou six semaines, un phénomène très-intéressant sur le théâtre de la Comédie-Française. Mile Sainval, jeune actrice de dix-huit à dix-neuf ans, a débuté dans les grands rôles tragiques avec le succès le plus brillant1. Nous avons déjà au théâtre une actrice de ce nom; elle est la sœur aînée de la débutante. Cette sœur aînée est fort laide, mais elle joue la tragédie avec beaucoup d'intelligence, de chaleur et de talent. C'est elle qui a fait en partie le succès de la tragédie des Druides; elle paraît destinée à succéder à Mile Dumesnil; sa sœur cadette s'est emparée des rôles que jouaient feu Mlle Gaussin et Me Clairon: c'est réunir deux genres. Ses premiers essais se firent sur le théâtre de Copenhague. Elle a joué en dernier lieu à Grenoble, mais seulement le haut comique. Venue à Paris sans être annoncée elle a demandé à être admise au début sans aucune espérance de réussir, mais seulement dans la vue de l'influence que l'avantage d'avoir joué à Paris pouvait avoir sur ses engagements de province. On afficha son début dans le rôle d'Alzire. Le matin, les Comédiens firent une petite répétition avec elle, suivant l'usage, pour concerter les entrées et les sorties. Elle joua à cette répétition quelques morceaux assez bien; mais elle gasconna si prodigieusement que les Comédiens ne doutèrent pas qu'elle ne fût sifflée. Plusieurs d'entre eux conseillèrent à sa sœur de l'empêcher de s'exposer à un dégoût certain; Mile Dubois et Me Vestris ne daignèrent seulement pas l'aller entendre le soir,

1. Marie-Blanche Alziary de Roquefort, connue sous le nom de Sainval cadette, débuta le 27 mai; elle fut reçue en 1776, et se retira vers 1792. Née le 2 septembre 1752, à Coursegoules (Alpes-Maritimes), elle mourut à Draguignan le 9 février 1836.

tant elles étaient éloignées de soupçonner la possibilité d'avoir entendu le matin une rivale. Le soir arriva: la jeune actrice parut en public, joua avec une intelligence et une chaleur surprenantes et avec un succès complet, sans laisser apercevoir aucune trace de gasconisme. Si la petite personne a imaginé de son chef cette tournure pour empêcher et prévenir toutes les cabales, il faut convenir qu'elle n'est pas sotte, qu'elle est même dangereuse. Elle a joué successivement les rôles d'Alzire, d'Inès de Castro, de Zaïre, d'Iphigénie en Aulide, d'Iphigénie en Tauride, tous avec le succès le plus décidé.

Cette actrice est petite; elle est d'une figure agréable, sans être ni belle, ni jolie, et sans avoir de ces grands traits qui rendent la figure théâtrale. Elle est bien prise dans sa taille; elle a de belles mains et de beaux bras, et elle le sait bien, à en juger par la manière dont elle s'en sert. Sa voix, sans être aussi mélodieuse et aussi séduisante que celle de Mlle Gaussin, est douce et flexible, et ne manque pas son effet sur les cœurs sensibles. Elle la force quelquefois, et alors la respiration lui manque; elle outre aussi l'expression du visage, et la fait quelquefois dégénérer en gri

maces.

Personne comme elle ne s'abandonne dans les moments passionnés et décisifs; personne ne trouve comme elle des inflexions et des accents qui vont droit au cœur et le remuent au gré de cette petite enchanteresse. Si la suite de ses succès répond à ce que son début promet, c'est une des acquisitions les plus précieuses que le Théâtre-Français ait faites depuis trèslongtemps.

L'abbé de La Bletterie est mort au commencement du mois dernier, dans un âge avancé. Il était de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. L'Académie française l'avait pareillement élu sous le ministère du cardinal de Fleury; mais ce ministre lui fit donner l'exclusion par le roi, pour cause de jansénisme. En effet, l'abbé de La Bletterie avait, je crois, attesté les miracles du bienheureux Pâris, mais ce n'était pas pour cela que l'Académie l'avait nommé. C'était un vrai pédant de collége, écrivain lourd et pesant. Son Histoire de l'empereur Julien eut un grand succès, et conserva même de la réputation. En la lisant, on remarque naturellement combien la raison et la philosophie devaient avoir fait peu de progrès en France, puisque cet ouvrage passe

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