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ment connu, depuis quelque temps, par son talent pour mordre. Le sac de toutes ces pièces n'est pas plein. Il en paraît une que je ne lirai point. Elle est intitulée la Gamologie, ou de l'Éducation des filles destinées au mariage. Ouvrage dans lequel on traite de l'excellence du mariage, de son utilité politique et de sa fin, et des causes qui le rendent heureux ou malheureux, par M. de Cerfvol. Deux parties in-12 que l'auteur appelle aussi la Science du mariage. Ce sera encore à nos seigneurs de décider jusqu'à quel point maître Thomas doit être responsable de tous les mauvais ouvrages qui paraîtront d'ici à quelque temps sur les femmes.

AOUT.

1er août 1772.

Quoique la communication des lumières, des arts et de leurs chefs-d'œuvre établisse un commerce tout à fait digne des nations éclairées qui composent la confédération européenne, tout à fait avantageux aux progrès de la raison, des lettres et des arts, on ne peut nier que la mode qui s'est introduite depuis quelques années de traiter sur nos théâtres des sujets empruntés du théâtre anglais ne soit un symptôme certain de décadence. Ceux de Shakespeare surtout étaient les moins faits pour exercer la verve de nos faiseurs de tragédies. Le génie ne s'emprunte, ni ne s'imite, ni ne se copie, et c'est tout juste la seule chose qui rende les productions du poëte anglais précieuses: car d'ailleurs le choix de ses sujets, l'ordonnance de ses pièces, l'exécution de ses plans, le caractère de son dialogue et de ses détails, la marche de ses drames, tout est si éloigné de la tragédie française et de sa manière qu'il ne viendra dans la tête d'aucun de nos imitateurs de copier Shakespeare dans aucune de ces parties. Qu'en empruntent-ils donc? Des sujets pour la plupart informes et atroces, qui conservent un grand caractère sous la plume d'un homme de génie, mais qui deviennent dégoûtants lorsqu'ils sont remaniés par un imitateur servile. A quoi bon d'ailleurs cette répétition continuelle de grands crimes dans nos représentations théâtrales et dans un siècle où les petites mœurs sont si loin de

l'énergie qu'ils exigent et qui ne se trouve dans les vices comme dans les vertus qu'à l'origine des nations? Shakespeare était de son siècle, et son génie l'a rendu immortel; mais ceux qui l'imitent parmi nous ne sont pas du leur, et leur faiblesse ne laissera de trace nulle part. Ne devrions-nous pas, dans un siècle où l'on bavarde sans cesse de philosophie et de la perfection de la morale, nous occuper avant tout du but moral de nos drames, et considérer, avant de traiter un sujet, de quelle leçon il peut servir au public et au peuple assemblé? On dira que les sujets du théâtre grec sont presque tous également atroces et horribles; mais ces sujets tenaient au fond de la religion, c'étaient chez ces peuples des articles de foi; c'était le catéchisme historique qu'on enseignait aux enfants. Ceux-ci savaient le conte d'Agamemnon et d'Iphigénie comme les nôtres savent celui du vœu de Jephté; la guerre de Troie, comme les nôtres la conquête de la terre promise; une suite de crimes et de forfaits dans la famille des Pélopides et des Atrides, comme les nôtres les horreurs racontées dans l'Ancien et le Nouveau Testament. S'il faut une étrange dégradation dans l'espèce humaine pour porter dans les fibres d'un cerveau encore tendre et à peine formé des tableaux si détestables, pour disposer de ses premières impressions en faveur de contes abominables et dégoûtants, il y a du moins cette différence qu'ils servaient chez les Grecs à apprendre aux enfants la première histoire de leur propre pays, à leur inculquer le dogme fondamental de la nécessité, de la fatalité, de la résignation, au lieu que nous berçons les nôtres des contes empruntés d'un peuple grossier et stupide, depuis deux mille ans l'objet de notre haine et de notre mépris, et qui ne peuvent inspirer que l'amour du fanatisme, de l'intolérance religieuse et de la corruption par des détails de licence et de débauche. Chez les Grecs, la représentation théâtrale étant une cérémonie religieuse, il fallait bien qu'elle retraçât les sujets de leur histoire sacrée; mais chez nous, où les spectacles n'ont rien de commun avec la religion, où ils sont une affaire de pur amusement, ne doivent-ils pas être employés autant à la perfection de la morale publique qu'à épurer le goût de la poésie et de l'art dramatique? De quel côté que nous tournions nos regards, nous découvrons dans nos institutions les plus frivoles comme dans les plus importantes les traces de notre origine gothique, dont le caractère distinctif est de

procéder sans jugement dans les adoptions comme dans les exclusions, et de suivre plutôt une fantaisie bizarre qu'un plan réfléchi et raisonnable.

Quoi qu'il en soit de ces idées, M. Ducis ne les trouve pas bonnes. Après avoir fait un essai malheureux sur le ThéâtreFrançais par une tragédie de sa propre invention, il paraît avoir formé le plan d'y établir successivement les tragédies de Shakespeare. Il a fait son coup d'essai par celle de Hamlet il y a trois ans ; il vient de le répéter sur une autre tragédie du poëte anglais. La tragédie de Roméo et Juliette a été lue, reçue, apprise et jouée en quinze jours de temps, pour remplacer le vide subit que la maladie de Me Sainval et son début interrompu occasionnaient dans la recette du Théâtre-Français. La première représentation fut donnée le 27 du mois dernier avec un succès équivoque; le 29, elle fut jouée une seconde fois avec des corrections et un cinquième acte presque entièrement neuf que l'auteur avait apparemment tout prêt, et la pièce alla aux nues. L'auteur obtint les honneurs du triomphe, c'est-à-dire qu'il fut poussé par un comédien sur le théâtre pour faire sa révérence au public.

J'ai vu jouer l'année dernière à Londres, sur le théâtre royal de Covent-Garden, la tragédie de Roméo et Juliette. Quelque éloigné qu'un tel spectacle soit de la représentation d'une tragédie française à Paris; quoiqu'il fût en général très-mal joué, et que je ne remarquasse pas dans toute la pièce un seul acteur d'un talent décidé; quoique je ne pusse la suivre qu'avec beaucoup de difficulté dans une langue qui m'est peu familière, je la vis avec un extrême intérêt et le plus grand plaisir. Je me rappelle encore avec délice une certaine conversation au clair de la lune, pleine de tendresse et de charme, entre Roméo et Juliette, où celle-ci est en haut d'une terrasse, appuyée sur un balcon, et son amant au bas de la terrasse dans le jardin. Si cette scène était jouée avec la vérité, la douceur et la grâce dont elle est susceptible, ce serait un des spectacles les plus enchanteurs qu'un homme de goût pût désirer de voir. Il est vrai que les mouvements violents des grandes passions sont bien plus aisés à exprimer que cette tendresse profonde et tranquille, plus craintive que vraiment agitée, de deux jeunes cœurs qui se donnent l'un à l'autre en dépit du sort et de ses rigueurs. Quand on pense

à la variété de nuances qu'il s'agit ici de faire passer dans l'âme des spectateurs, on est tenté de croire l'art dramatique encore dans son enfance. C'est une chose assez singulière, pour le dire en passant, que la grande disette de bons acteurs chez une nation avide de spectacles, à qui Shakespeare a imprimé une si forte passion pour le naturel et le vrai, et qui a joui si longtemps et jouit encore des leçons d'un acteur unique tel que Garrick. Il est vrai que le roi d'Angleterre m'a fait l'honneur de me dire que les deux théâtres de Londres avaient fait en peu d'années des pertes si grandes et si multipliées qu'à proprement parler, et à l'exception de Garrick, il ne restait plus personne. Les hommes de talent ne se trouvent pas toujours à point nommé, même lorsque les encouragements ne manquent pas. Une observation générale que j'ai faite à l'un et à l'autre théâtre de Londres, c'est que la taille des acteurs et actrices est trop forte et trop haute. La grâce des formes est essentielle dans de certains rôles. Un Roméo qui ferait un beau grenadier dans un bataillon des gardes est trop grand pour son rôle, où je veux voir briller tous les attraits, toutes les grâces avec la vivacité et le feu de la première jeunesse; une Juliette trop forte est encore plus choquante.

Au commencement du cinquième acte, on voit dans la tragédie anglaise tout le convoi funèbre de Juliette passer sur la scène au son d'une cloche du couvent; mais elle mériterait une plus belle sonnerie. Tout le clergé régulier et séculier y assiste, ainsi que les parents; on chante les litanies funèbres; en un mot, c'est un véritable enterrement. Je ne sais s'il est ainsi ordonné dans la pièce, ou si c'est Garrick qui a imaginé d'en enrichir la représentation. Je ne sais pas davantage quel effet me ferait un tel spectacle sur le théâtre de Paris; mais à Londres il m'a fait le plus grand effet, et j'en ai été frappé comme un enfant de dix ans. Nous qui avons tout mis en paroles harmonieuses et en grands discours épiques, nous ne savons pas peut-être encore bien par quel chemin on peut arriver au cœur que les uns remuent si facilement, tandis que d'autres en font inutilement des frais immenses.

M. Ducis, par exemple, a cru devoir en faire de beaucoup plus considérables que son prédécesseur. Il a partout forcé les ressorts de Shakespeare, il les a multipliés par d'autres tirés de

quelques autres tragédies de l'Eschyle anglais. Il a mis à contribution le Dante et peut-être aussi une pièce espagnole, car ce sujet a été aussi traité en Espagne,

Je n'allongerai pas cet article, déjà trop étendu, par un parallèle entre la pièce de Shakespeare et celle de M. Ducis. Ce parallèle serait tout entier à l'avantage du poëte anglais, et il serait aisé de démontrer que M. Ducis, en accumulant horreur sur horreur, est essentiellement froid et aride. Nos poëtes commettent la même faute qu'on a vu faire quelquefois aux controleurs généraux des finances. Ceux-ci, parce qu'ils ont appris qu'un et un font deux, se persuadent en fait d'impôts qu'on n'a qu'à doubler et que deux et deux feront quatre : ils se trompent, et apprennent bientôt qu'en dépit de leur arithmétique deux et deux font à peine trois. Nos poëtes, de même, pour produire des effets terribles, entassent horreurs sur horreurs, et au lieu de faire frémir, ils font rire. Le génie a des procédés différents et tient une autre marche : il ne lui faut qu'un fait, qu'un mot pour pénétrer jusque dans les replis du cœur les plus cachés, et pour les faire tressaillir longtemps; mais il s'agit de trouver ce mot. On ne saurait nier que M. Ducis n'ait une sorte de talent, de l'énergie, de la force et surtout de cette chaleur factice qui, lorsqu'elle est soutenue au théâtre par les cris des acteurs, fait un effet momentané. Mais il n'a point de génie, il manque de jugement; le sens commun l'abandonne à chaque pas, et sa pauvreté l'entraîne alors dans d'énormes absurdités, ou lui fait négliger les bienséances les plus essentielles. Si l'on voulait disséquer le tissu de sa pièce, on trouverait un amas si prodigieux d'absurdités qu'on en prendrait mauvaise opinion du goût public, qui tolère et applaudit de telles difformités. C'est peu d'avoir mis Juliette gratuitement dans la nécessité d'épouser le meurtrier de son frère, d'y faire consentir son père le jour même de ce meurtre, et lorsqu'il a précisément le motif le plus fort de rester à jamais implacable; le rôle du vieux Montaigu est encore plus absurde. Ce vieillard mange ses propres enfants, et n'en meurt pas de désespoir. Après cet horrible repas, il ne respire que vengeance, et tout ce qu'il imagine pour l'assouvir, après avoir erré vingt ans dans les forêts comme un frénétique sauvage, c'est de venir à Vérone sans aucune précaution, et de s'y faire enfermer de nouveau. Il y retrouve, par un bonheur aussi imprévu qu'ines

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