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gens les plus équitables pensaient que M. Suard ne méritait ni les honneurs de l'élection ni les dégoûts de l'exclusion. D'ailleurs, le motif vague de cette exclusion, pris dans la dénomination d'encyclopédiste, était fait pour alarmer. Ni M. l'abbé Delille, ni Suard, n'avaient composé une seule ligne pour l'Encyclopédie; il était donc clair qu'on ne les avait rendus odieux au roi, sous ce nom, que parce qu'ils avaient eu les voix des encyclopédistes. Sa Majesté, touchée des représentations de M. le duc de Nivernois, de M. le prince de Beauvau et d'autres protecteurs de l'innocence, promit de faire faire de nouvelles informations, et de s'en faire rendre compte.

Cependant l'Académie avait procédé à une nouvelle élection et nommé M. de Bréquigny à la place de M. Bignon, et M. Beauzée à la place de M. Duclos. Le premier est homme de condition, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres; il a passé plusieurs années en Angleterre, par ordre du gouvernement, pour déchiffrer d'anciennes chartes conservées dans la Tour de Londres, et relatives à l'histoire de France. I ne s'était pas mis sur les rangs; messieurs les Chapeaux avaient seulement député vers lui en secret pour savoir s'il accepterait la place qu'on lui destinait. Beauzée est professeur à l'École royale militaire; il s'est occupé toute sa vie de l'étude de la langue, il a publié une Grammaire générale; il est certainement encyclopédiste, puisqu'il a fait tous les articles de grammaire depuis la mort du célèbre Dumarsais. Il s'était mis plusieurs fois sur les rangs sans succès, et il ne serait peut-être jamais entré dans l'Académie sans la nécessité où les Chapeaux se sont trouvés de faire un choix qui ne pût déplaire à la cour dans cette circonstance délicate, ni passer pour l'ouvrage des Bonnets.

Cette double élection, faite le 23 mai, fut confirmée par le roi; et environ un mois après, vers la fin de juin, Sa Majesté écrivit une nouvelle lettre à M. le duc de Nivernois, par laquelle, étant informée de la conduite irréprochable des sieurs Delille et Suard, elle leur permettait de se remettre sur les rangs à la première occasion.

Le 6 de ce mois, MM. de Bréquigny et Beauzée ont été reçus dans une séance publique, par M. le prince de Beauvau. On a dit que le discours de M. Beauzée était long et plat; que celui de

M. de Bréquigny n'était pas long. Les deux réponses de M. le prince de Beauvau ont eu beaucoup de succès et à l'Académie et à l'impression. Les services qu'il a rendus à l'Académie auprès du roi, en dernier lieu, ont sensiblement influé sur l'accueil que le public lui a fait.

Le bon et respectable vieillard La Condamine lut, à cette séance, une traduction en vers français de la Dispute des armes d'Achille, tirée des Métamorphoses d'Ovide. Ce morceau reçut de grands applaudissements; mais comme la surdité de l'auteur l'empêchait d'en être distrait, il continuait toujours la lecture, malgré les battements de mains; et M. de Nivernois, assis à côté de lui, se fit une occupation de l'arrêter par le bras toutes les fois que le public applaudissait. Je ne sais si M. de La Condamine a fait cette traduction depuis peu : elle m'a paru pleine de feu et de vigueur, et je l'aurais insérée malgré sa longueur, dans ces feuilles, si elle ne devait pas paraître dans le Mercure du mois prochain 1.

On prétend que l'Académie française, à qui le roi de Suède a promis son portrait, fera mettre pour inscription sous ce portrait le discours que Sa Majesté suédoise a prononcé il y a quelques mois, lorsqu'elle assista à une séance ordinaire de son Académie des sciences. L'Académie française n'a pas peut-être encore pensé à cette inscription aussi sérieusement que moi; en attendant sa délibération sur cette idée, il est bon de conserver ici les sentiments d'un cœur royal tels qu'ils nous ont été transmis par les papiers publics :

« Les travaux de l'Académie sont d'une si grande utilité au public, et les lumières de ses membres font tant d'honneur à la nation, qu'à ces titres seuls elle avait déjà les plus grands droits à ma bienveillance. Devenu aujourd'hui son protecteur, j'aurai occasion de voir de plus près l'importance des objets dont elle s'occupe; en assistant à vos assemblées, je me mettrai à portée d'acquérir de nouvelles connaissances, d'encourager par mon exemple les progrès des sciences utiles que vous cultivez avec tant de succès, et de vous protéger plus efficacement en cas que, contre toute attente, vous vinssiez à être exposés aux chagrins qui ne sont que trop souvent le partage du génie, de la vertu et

1. Ces vers sont en effet imprimés page 5 du Mercure d'août 1772.

de l'honneur, toujours persécutés par l'ignorance et l'envie. Recevez tous en général et chacun en particulier les assurances de ma protection et de ma bienveillance royale. »

Parmi les poëmes que Gentil-Bernard a composés avant de devenir imbécile, il en est un qui s'appelle Pauline et Théodore; comme il en existait des copies dans le portefeuille de quelques amateurs, les parents ou ayants cause de jadis Gentil-Bernard ont craint sans doute qu'il ne soit imprimé, et l'ont publié euxmêmes sous le titre de Phrosine et Mélidore, et l'ont orné d'une estampe à chaque chant1. Ce poëme a eu le sort que je lui avais prédit in petto dans le temps que Gentil-Bernard le lisait dans les cercles dénué d'invention, d'intérêt, de chaleur, de sentiment, et même de détails heureux, il n'a fait nulle sensation, et est tombé dans le plus profond oubli au moment de son apparition. Le même sort attend l'Art d'aimer et tous les autres ouvrages de Gentil-Bernard, qui a toujours eu le bon esprit de ne confier à la presse aucune de ses productions: elles ont toutes les défauts qu'on reproche à Pauline et Théodore. J'en excepte ses Poésies orientales, que je ne connais pas et qu'on nomme son chefd'œuvre on les dit remplies de chaleur et de volupté; mais j'attendrai que je les ai vues pour me décider sur leur mérite.

On n'apprend pas que les parents qui prennent soin de GentilBernard, dans le triste état où il se trouve, se préparent à publier ses autres poëmes; le succès de Phrosine et Mélidore n'a rien d'encourageant.

Tout ce qui vient d'un homme de génie est précieux. On a imprimé depuis peu un Discours prononcé par M. le président de Montesquieu à la rentrée du parlement de Bordeaux, le jour de la Saint-Martin 1725. Cela n'est pas d'hier. Je ne sais à qui nous devons ce présent; vraisemblablement ce n'est pas à M. de Secondat, qui ne nous a jamais fait présent d'une ligne depuis la mort de son illustre père. Les jésuites s'étaient emparés de ses derniers instants et avaient employé tout leur savoir-faire pour les rendre amers et déshonorants, et sans la fermeté de Mme la duchesse d'Aiguillon, qui vient de mourir et qui n'abandonna pas alors son ami, ils y auraient sans doute réussi. Pour le fils, il déclara tout de suite qu'il ne publierait rien de son père,

1. Quatre figures d'Eisen gravées par Baquoy et Ponee.

et il a tenu sévèrement parole. Ce M. de Secondat ne laisse pas d'être un homme singulier dans son espèce, quoiqu'il n'ait pas le génie de son père. Il est d'un abord timide et glacé, d'un maintien embarrassé et gêné, taciturne et cérémonieux dans le monde. Je me suis souvent trouvé à dîner avec lui sans lui avoir entendu proférer une parole. Le marquis de Croismare prétend que, s'étant un jour rencontré avec lui au bas de l'escalier dans la maison où ils devaient dîner ensemble, la cérémonie du pas recommença à chaque degré avec tant de formalités qu'en arrivant en haut ils trouvèrent le dîner fort avancé et que la difficulté qui passerait le premier par la porte pensa les arrêter assez pour laisser le temps aux autres de sortir de table. Ce genre de politesse est encore plus étranger en France qu'en aucun autre pays, et paraît d'autant plus ridicule dans un homme à qui l'on suppose de l'usage du monde. Avec cela ceux qui connaissent M. de Secondat particulièrement assurent qu'il a beaucoup d'esprit et un esprit d'une sagesse et d'une netteté peu communes. D'autres prétendent qu'il a la faiblesse d'être jaloux de la gloire de son père, et que c'est là la raison et de sa retraite rigoureuse à Bordeaux où il s'est enseveli depuis plus de quinze ans, et du parti qu'il a pris de ne rien publier des papiers de l'illustre président.

Dans le fait, je ne crois pas qu'il ait laissé quelque ouvrage en forme, mais le moindre chiffon échappé du portefeuille d'un grand homme est précieux. C'est à ce titre que vous serez bien aise de lui et d'ajouter aux autres ouvrages le discours prononcé à la rentrée du Parlement de Bordeaux en 1725. C'était le moment du mariage du roi. Voici comment le magistrat s'exprima alors à ce sujet. Il parle de l'intérêt que toute l'Europe prit à la conservation et à l'enfance de ce monarque. Il ajoute :

« Nous, ses fidèles sujets, nous, Français, à qui l'on donne l'éloge d'aimer uniquement notre roi, à peine avions-nous en ce point l'avantage sur les nations alliées, sur les nations rivales, sur les nations ennemies. Un tel présent du ciel, si grand par ce qui s'est passé, si grand dans le temps présent, nous est encore pour l'avenir une illustre promesse. Né pour la félicité du genre humain, n'y aurait-il que ses sujets qu'il ne rendrait pas heureux? Il ne sera point comme le soleil qui donne la vie à tout ce qui est loin de lui, et qui brûle tout ce qui l'approche. »

Je ne sais d'où nous vient une amphigourie d'une vingtaine de pages, intitulée les Oreilles des bandits de Corinthe, avec une lettre de M. de Voltaire sur les comètes. Dans cette apologie, M. de Voltaire est figuré sous le nom de Thésée qui, après avoir purgé la Grèce de brigands, entre triomphant dans Corinthe. Des bandits comme Fréron, La Beaumelle, Clément, etc., s'avisent de l'insulter pendant son entrée triomphale. Thésée quitte son char, va aux bandits, leur coupe à chacun un bout d'oreille, les emporte dans sa poche et continue son triomphe. Les uns blâment cette action comme au-dessous de Thésée, les autres l'approuvent, et parmi ces autres est l'auteur de la brochure dont on ne devine pas le but sans cette clef, et qu'on ne trouve pas meilleure quand on l'a deviné. La lettre ajoutée n'a rien de commun avec les bouts d'oreilles. Elle fut écrite en 1759 à M. Clairaut, célèbre géomètre de l'Académie. Elle est comme dix mille, vingt mille autres sorties de cette plume, toutes charmantes par les grâces du style et de la diction, par la variété et les agréments des tournures.

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Il faut joindre aux pièces du procès pendant devant le Père éternel et dont le jugement définitif est renvoyé avec tant d'autres au grand jour du jugement dernier, la Lettre d'un anonyme à M... sur un ouvrage intitulé Essai sur le caractère, les mœurs et l'esprit des femmes, par M. Thomas. Écrit in-8° de quatre-vingts pages. Ce plaidoyer contre maître Thomas est un peu dur, et pour le moins aussi bête que violent. L'auteur fait le petit Jean-Jacques, c'est un Caton pour les mœurs. Il ne se borne pas à attaquer le goût et le talent de M. Thomas, il le traite encore d'empoisonneur public et le proscrit avec tous ses confrères qu'on désigne aujourd'hui sous le nom odieux et malsonnant de philosophes. Je crois que cet écrit anonyme sera supprimé par arrêt de la cour du jugement dernier, et si le Père éternel en peut découvrir l'auteur, il est à craindre qu'il ne le fasse fouetter et marquer d'un kappa comme calomniateur, en présence des générations assemblées devant le carcan du paradis. Je ne sais toutefois comment l'auteur, qui est à coup sûr mauvais nageur, fera pour franchir les bords du fleuve de l'oubli, et arriver au lieu où l'on doit juger de si grands procès. C'est à nos seigneurs du jugement universel de décider si ce plaidoyer clandestin n'est pas de M. Clément, si avantageuse

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