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mois la publication d'Émile, mais ne produisit pas d'abord la même sensation. Rousseau parle dans cet ouvrage une langue qui n'étoit pas à la portée de tout le monde. Dans Émile, il analyse chaque idée, il démêle et réunit toutes les sensations qu'un même objet fait naître; on voit qu'il s'enivre de sa propre pensée, qu'il s'y complaît, et tourne autour d'elle jusqu'à ce qu'il l'ait épuisée dans ses plus petites nuances: c'est un cercle qui, dans l'onde la plus pure, s'élargit souvent au point de disparaître. Dans le Contrat social, au contraire, il semble s'être interdit les développements. C'est Lycurgue qui a pris la place de Platon; il est serré dans son style comme dans ses idées; c'est moins à l'esprit qu'à la pensée du lecteur qu'il s'adresse ; il semble lui abandonner le soin de remplir, par des idées intermédiaires, les vides qu'il laisse à dessein entre les idées principales qu'il ne fait souvent même qu'indiquer. Ce n'est qu'en suppléant à ce que Rousseau n'a pas mis dans son livre qu'on sait lire ce qui s'y trouve. C'est ce qui fait que tant de gens l'ont si mal lu. Il est même probable qu'il ne fut condamné à Genève que parce qu'il n'y fut pas compris. Toutes les opinions ont cru y trouver un partisan; et tandis que les uns n'y vouloient voir qu'un code de démocratie, les autres n'y ont aperçu que l'aristocratie la plus pure. La révolution l'a commenté dans tous les sens; il a été tour à tour un argument pour et contre, et cela parce que chacun, mettant ses idées à la place de celles de Rousseau, a moins lu ce qu'il y avoit que ce qu'il croyoit y voir. De là tous ces ouvrages publiés sous le titre de Jean-Jacques Aristocrate; Jean-Jacques Rousseau considéré comme l'un des auteurs de la révolution.

Un homme qui, plus que tout autre, étoit fait pour apprécier le mérite du Contrat social, Voltaire, en parle

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en maint endroit de ses ouvrages de manière à faire croire que ce qu'il en dit n'est pas ce qu'il ce qu'il en pense. C'est une singulière réfutation que les épithètes d'ignorant présomptueux, de cynique, de garçon horloger, données à un homme qui partage avec lui la gloire d'avoir fait du siècle où ils ont vécu tous les deux l'une des époques les plus mémorables dans les fastes de l'esprit humain. C'est en parlant du Contrat social que Rousseau a dit lui-même : « Mes livres, quoi qu'on fasse, porteront toujours témoignage d'eux-mêmes... Loin de détruire « les gouvernements, je les ai tous établis. Je n'ai rejeté « aucun gouvernement, je n'en ai méprisé aucun. En les examinant, en les comparant, j'ai tenu la balance et « j'ai calculé les poids, je n'ai rien fait de plus. On ne doit punir la raison nulle part, ni même le raisonne«ment. Je ne suis pas le seul qui, discutant par abstrac« tion des questions de politique, ai pu les traiter avec quelque hardiesse. Tout homme a droit de le faire. »

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Rousseau, retiré dans sa vieillesse du commerce des hommes, et même du commerce de son génie, les défenseurs de la liberté d'un peuple qui vouloit se donner des lois nouvelles, vinrent lui demander un plan de législation dans sa solitude. Toute son ame et son génie se ranimèrent pour répondre dignement à cette demande. On retrouve dans l'auteur des Considérations sur le gouvernement de Pologne l'auteur d'Émile et du Contrat social. Mais quel caractère étranger à nos mœurs et à nos idées! On croiroit que l'auteur sort d'un entretien avec Numa dans les forêts des Sabins, ou avec Lycurgue sur le Taygète. Le premier conseil qu'il donne aux Polonais, c'est de rompre presque toute communication avec le reste de l'Europe. Il ne veut point pour cela de rempart semblable à celui qui a été inutile pour séparer

le Chinois du Tartare; il veut que ce soit le caractère national qui élève cette barrière. Mais comment le former ce caractère national? Par des jeux d'enfants, répond Jean-Jacques, par des cérémonies publiques, majestueuses et touchantes, par des gymnases, par des fêtes. Deux législateurs de l'antiquité ont imprimé ainsi l'image de leur ame et de leur caractère dans les hommes qui ont reçu leurs lois : Lycurgue et Numa; et il est encore aujourd'hui des hommes qui portent ces images sacrées dans leur caractère et dans leur ame. Des Spartiates devenus sauvages n'ont cessé de vivre libres sur les montagnes de la Laconie, d'où ils insultaient au despɔtisme du grand-turc, jusqu'au moment où, ralliant autour d'eux tous les enfants de la Grèce au pied de la statue de la liberté, ils ont juré, sur l'autel de la patrie, de s'affranchir du joug ottoman, ou de mourir les armes à la main; et sous la domination du pape, qui devroit être le premier auxiliaire de cette ligue sacrée de l'Évangile contre l'Alcoran, de la liberté contre le despotisme, les Transteverains montrent souvent le caractère de ce peuple romain qui régnoit dans les comices. Imitez ces législateurs et leurs institutions, dit Rousseau à la Pologne; faites-vous des spectacles nationaux et des fêtes qui vous dégoûtent à jamais du bonheur de tous les autres peuples; faites en sorte qu'il vous soit impossible d'être autre chose que des Polonois, et vous le serez pour l'éternité. Des voisins plus puissants pourront vous vaincre, ils ne pourront vous conquérir. Les Russes pourront vous engloutir, ils ne pourront vous digérer. En les séparant ainsi de toute la terre, ce nouveau Lycurgue semble, en effet, préparer aux Polonois un bonheur qui ne s'est jamais trouvé parmi les hommes. Des mœurs et presque point de lois; la raison le pour pre

mier code des magistrats; des citoyens qui soient tous législateurs, pour qu'il n'y en ait aucun d'esclave; des laboureurs se rendant dignes d'être au besoin les défenseurs de la patrie, par des exercices et des fêtes militaires qui seront le délassement de leurs travaux rustiques; les récompenses toutes en honneurs, aucune en argent ; l'argent presque proscrit, comme faisant circuler les vices et les crimes avec plus de rapidité encore que les richesses; tous les rangs également accessibles à tous les citoyens, qui les rempliront tous successivement, en croissant par degrés en vertus et en talents, comme en grandeur; le trône même rempli par des citoyens qui auroient appris, dans tous les états qu'ils auroient parcourus, les besoins et les devoirs de tous les états; le bonheur, enfin, toujours modéré, parce qu'il s'use lors qu'il est trop vif, et que l'homme trouve bientôt l'ennui et les dégoûts dans les voluptés immodérées.

Tel est le tableau du gouvernement que Jean-Jacques vouloit donner à la Pologne. Il a bien prévu qu'on lui diroit qu'il n'y a pas un très grand mérite à renouveler les romans politiques de Platon; qu'on essaieroit de le combattre par le ridicule, parce que le ridicule est l'unique ressource des esprits foibles contre tout ce qui porte le caractère de la grandeur et de la force; qu'on lui opposeroit les goûts des peuples modernes pour les jouissances du luxe, et la corruption de leurs mœurs, pour lui prouver qu'il faut leur laisser leur luxe et leurs mœurs corrompues. C'est en combattant ces objections qu'il déploie cette éloquence invincible qui triomphe souvent de nos dégoûts et de notre effroi pour les mœurs antiques, ou qu'il fait voir cette souplesse d'esprit qui aperçoit les moyens de se servir de nos vices mêmes pour nous conduire par degrés aux vertus que nous

n'osons plus envisager. Les changements, il ne veut pas les faire comme Dieu, par sa parole; il prend les instruments de l'homme, le temps et de sages précautions. Il présente à la fois un dessin pur et général; mais il voit bien qu'on ne peut l'exécuter que par partie; il ne dit point, donnez-moi des anges, et je les ferai vivre en sages; donnez-moi un pays où il n'y ait aucune institution, et j'y établirai des institutions parfaites. Il dit, donnez-moi la Pologne et les Polonois tels qu'ils sont aujourd'hui, et je ne crois pas impossible de leur donner la législation et le bonheur dont je leur offre les images. On suppose toujours les passions des hommes comme les obstacles les plus invincibles à toutes les réformes, et l'on ne voit pas que, pour celui qui sait les manier, elles sont aussi les moyens les plus sûrs et les plus puissants; on peut s'en servir même pour les détruire toutes; et, s'il y a eu jamais un véritable stoïcien, son stoïcisme a été l'ouvrage de ses passions. Entrepris quelque temps avant le premier partage de la Pologne, l'ouvrage que Rousseau avoit fait à la demande du comte Wielhorski devoit indiquer les moyens d'arrêter les troubles provoqués au sein de cette république par la domination tyrannique du cabinet de Pétersbourg.

Ce fut dans les dernières années du règne de Pierrele-Grand que s'établit le despotisme de la Russie sur la Pologne. En suivant le progrès des troubles qui ont déchiré la Pologne, le philosophe en fait observer toutes les causes, parmi lesquelles on distinguera le liberum veto, l'élection des rois, la fréquence des confédérations, l'esclavage des paysans, la prédominance de quelques familles, les restrictions apportées aux droits politiques des sectateurs de certains cultes, et surtout l'influence de la Russie. L'autorité du plus grand nombre

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