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tous ceux du visirat et du demi-visirat attaquent les fondements mêmes de la constitution; qu'une administration non interrompue peut se perfectionner sans cesse, progrès impossibles dans les intervalles et révolutions du visirat; que la marche égale et unie d'une polysynodie, comparée avec quelques moments brillants du visirat, est un sophisme grossier qui n'en sauroit imposer au vrai politique, parce que ce sont deux choses fort différentes que l'administration rare et passagère d'un bon visir, et la forme générale du visirat, où l'on a toujours des siècles de désordre sur quelques années de bonne conduite, que la diligence et le secret, les seuls vrais avantages du visirat, beaucoup plus nécessaires dans les mauvais gouvernements que dans les bons, sont de foibles suppléments au bon ordre, à la justice, et à la prévoyance, qui préviennent les maux au lieu de les réparer; qu'on peut encore se procurer ces suppléments au besoin dans la polysynodie par des commissions extraordinaires, sans que le visirat ait jamais pareille ressource pour les avantages dont il est privé; que même l'exemple de l'ancien sénat de Rome et de celui de Venise prouve que des commissions ne sont pas toujours nécessaires dans un conseil pour expédier les plus importantes affaires promptement et secrètement; que le visirat et le demi-visirat avilissant, corrompant,

dégradant les ordres inférieurs, exigeroient pourtant des hommes parfaits dans ce premier rang; qu'on n'y peut guère monter ou s'y maintenir qu'à force de crimes, ni s'y bien comporter qu'à force de vertus; qu'ainsi toujours en obstacle à lui-même, le gouvernement engendre continuellement les vices qui le dépravent, et, consumant l'état pour se renforcer, périt enfin comme un édifice qu'on voudroit élever sans cesse avec des matériaux tirés de ses fondements. C'est ici la considération la plus importante aux yeux de l'homme d'état, et celle à laquelle je vais m'arrêter. La meilleure forme de gouvernement, ou du moins la plus durable, est celle qui fait les hommes tels qu'elle a besoin qu'ils soient. Laissons les lecteurs réfléchir sur cet axiome, ils en feront aisément l'application.

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De tous les ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, le discours sur la polysynodie est, à mon avis, le plus approfondi, le mieux raisonné, celui où l'on trouve le moins de répétitions, et même le mieux écrit; éloge dont le sage auteur se seroit fort peu soucié, mais qui n'est pas indifférent aux lecteurs superficiels. Aussi cet écrit n'étoit-il qu'une ébauche qu'il prétendoit n'avoir pas eu le temps d'abréger, mais qu'en effet il n'avoit pas eu le temps de gâter pour vouloir tout dire; et Dieu garde un lecteur impatient des abrégés de sa façon!

Il a su même éviter dans ce discours le reproche si commode aux ignorants, qui ne savent mesurer le possible que sur l'existant, ou aux méchants qui ne trouvent bon que ce qui sert à leur méchanceté, lorsqu'on montre aux uns et aux autres que ce qui est pourroit être mieux. Il a, dis-je, évité cette grande prise que la sottise routinée a presque toujours sur les nouvelles vues de la raison, avec ces mots tranchants de projets en l'air et de rêve

ries; car quand il écrivoit en faveur de la polysynodie, il la trouvoit établie dans son pays. Toujours paisible et sensé, il se plaisoit à montrer à ses compatriotes les avantages du gouvernement auquel ils étoient soumis; il en faisoit une comparaison raisonnable et discrète avec celui dont il venoit d'éprouver la rigueur. Il louoit le système du prince régnant, il en déduisoit les avantages; il montroit ceux qu'on y pouvoit ajouter; et les additions même qu'il demandoit consistoient moins, selon lui, dans des changements à faire que dans l'art de perfectionner ce qui étoit fait. Une partie de ses vues lui étoient venues sous le règne de Louis XIV; mais il avoit eu la sagesse de les taire jusqu'à ce que l'intérêt de l'état, celui du gouvernement et le sien lui permissent de les publier.

Il faut convenir cependant que, sous un même nom, il y avoit une extrême différence entre la polysynodie qui existoit et celle que proposoit l'abbé de Saint-Pierre; et, pour peu qu'on y réfléchisse, on trouvera que l'administration qu'il citoit en exemple lui servoit bien plus de prétexte que de modèle pour celle qu'il avoit imaginée. Il tournoit même avec assez d'adresse en objections contre son propre système les défauts à relever dans celui du régent, et, sous le nom de réponses à ses objections, il montroit sans danger et ces défauts et leurs remèdes. Il n'est pas impossible

que le régent, quoique souvent loué dans cet écrit par des tours qui ne manquent pas d'adresse, ait pénétré la finesse de cette critique, et qu'il ait abandonné l'abbé de Saint-Pierre par pique autant que par foiblesse, plus offensé peut-être des défauts qu'on trouvoit dans son ouvrage que flatté des avantages qu'on y faisoit remarquer. Peut-être aussi lui sut-il mauvais gré d'avoir, en quelque manière, dévoilé ses vues secrètes, en montrant que son établissement n'étoit rien moins que ce qu'il devoit être pour devenir avantageux à l'état, et prendre une assiette fixe et durable. En effet on voit clairement que c'étoit la forme de polysynodie établie sous la régence, que l'abbé de SaintPierre accusoit de pouvoir trop aisément dégénérer en demi-visirat, et même en visirat; d'être susceptible, aussi bien que l'un et l'autre, de corruption dans ses membres, et de concert entre eux contre l'intérêt public; de n'avoir jamais d'autre sûreté pour sa durée que la volonté du monarque régnant; enfin de n'être propre que pour les princes laborieux, et d'être, par conséquent, plus souvent contraire que favorable au bon ordre et à l'expédition des affaires. C'étoit l'espoir de remédier à ces divers inconvénients qui l'engageoit à proposer une autre polysynodie entièrement différente de celle qu'il feignoit de ne vouloir que perfectionner. Il ne faut donc pas que la conformité des noms

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