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CHAPITRE VI.

Circulation des départements.

De l'établissement des grades s'ensuit la nécessité de faire circuler les départements entre les membres de chaque conseil, et même d'un conseil à l'autre, afin que chaque membre, éclairé successivement sur toutes les parties du gouvernement, devienne un jour capable d'opiner dans le conseil général, et de participer à la grande administration.

Cette vue de faire circuler les départements est due au régent qui l'établit dans le conseil des finances; et si l'autorité d'un homme qui connoissoit si bien les ressorts du gouvernement ne suffit pas pour la faire adopter, on ne peut disconvenir au moins des avantages sensibles qui naîtroient de cette méthode. Sans doute il peut y avoir des cas où cette circulation paroîtroit peu utile, ou difficile à établir dans la polysynodie: mais elle n'y est jamais impossible, et jamais praticable dans le visirat ni dans le demi-visirat : or il est important, par beaucoup de très fortes raisons, d'établir une forme d'administration où cette circulation puisse avoir lieu.

1o Premièrement, pour prévenir les malversa

tions des commis qui, changeant de bureaux avec leurs maîtres, n'auront pas le temps de s'arranger pour leurs friponneries aussi commodément qu'ils le font aujourd'hui : ajoutez qu'étant, pour ainsi dire, à la discrétion de leurs successeurs, ils seront plus réservés, en changeant de département, à laisser les affaires de celui qu'ils quittent dans un état qui pourroit les perdre, si par hasard leur successeur se trouvoit honnête homme ou leur ennemi. 2o En second lieu, pour obliger les conseillers même à mieux veiller sur leur conduite ou sur celle de leurs commis, de peur d'être taxés de négligence et de pis encore, quand leur gestion changera d'objet sans cesse, et chaque fois sera connue de leur successeur. 3o Pour exciter entre les membres d'un même corps une émulation louable à qui passera son prédécesseur dans le même travail. 4o Pour corriger par ces fréquents changements les abus que les erreurs, les préjugés et les passions de chaque sujet auront introduits dans son administration: car, parmi tant de caractères différents qui régiront successivement la même partie, leurs fautes se corrigeront mutuellement, et tout ira plus constamment à l'objet commun. 5° Pour donner à chaque membre d'un conseil des connoissances plus nettes et plus étendues des affaires et de leurs divers rapports; en sorte qu'ayant manié les autres parties, il voie dis

tinctement ce que la sienne est au tout, qu'il ne se croie pas toujours le plus important personnage de l'état, et ne nuise pas au bien général pour mieux faire celui de son département. 6o Pour que tous les avis soient mieux portés en connoissance de cause, que chacun entende toutes les matières sur lesquelles il doit opiner, et qu'une plus grande uniformité de lumières mette plus de concorde et de raison dans les délibérations communes. 7° Pour exercer l'esprit et les talents des ministres : car, portés à se reposer et s'appesantir sur un même travail, ils ne s'en font enfin qu'une routine qui resserre et circonscrit pour ainsi dire le génie par l'habitude. Or l'attention est à l'esprit ce que l'exercice est au corps; c'est elle qui lui donne de la vigueur, de l'adresse, et qui le rend propre à supporter le travail : ainsi l'on peut dire que chaque conseiller d'état, en revenant après quelques années de circulation à l'exercice de son premier département, s'en trouvera réellement plus capable que s'il n'en eût point du tout changé. Je ne nie pas que, s'il fût demeuré dans le même, il n'eût acquis plus de facilité à expédier les affaires qui en dépendent; mais je dis qu'elles eussent été moins bien faites, parce qu'il eût eu des vues plus bornées, et qu'il n'eût pas acquis une connoissance aussi exacte des rapports qu'ont ces affaires avec celles des autres départements : de sorte qu'il ne

perd d'un côté dans la circulation que pour gagner d'un autre beaucoup davantage. 8° Enfin, pour ménager plus d'égalité dans le pouvoir, plus d'indépendance entre les conseillers d'état, et par conséquent plus de liberté dans les suffrages. Autrement, dans un conseil nombreux en apparence, on n'auroit réellement que deux ou trois opinants auxquels tous les autres seroient assujétis, à peu près comme ceux qu'on appeloit autrefois à Rome senatores pedarii, qui pour l'ordinaire regardoient moins à l'avis qu'à l'auteur : inconvénient d'autant plus dangereux, que ce n'est jamais en faveur du meilleur parti qu'on a besoin de gêner les voix.

On pourroit pousser encore plus loin cette circulation des départements en l'étendant jusqu'a la présidence même; car s'il étoit de l'avantage de la république romaine que les consuls redevinssent au bout de l'an simples sénateurs, en attendant un nouveau consulat, pourquoi ne seroit-il pas de l'avantage du royaume que les présidents redevinssent, après deux ou trois ans, simples conseillers, en attendant une nouvelle présidence? Ne seroit-ce pas pour ainsi dire proposer un prix tous les trois ans à ceux de la compagnie qui, durant cet intervalle, se distingueroient dans leur corps? ne seroit-ce pas un nouveau ressort très propre à entretenir dans une continuelle activité

le mouvement de la machine publique? et le vrai secret d'animer le travail commun n'est-il pas d'y proportionner toujours le salaire?

CHAPITRE VII.

Autres avantages de cette circulation.

Je n'entrerai point dans le détail des avantages de la circulation portée à ce dernier degré. Chacun doit voir que les déplacements, devenus nécessaires par la décrépitude ou l'affoiblissement des présidents, se feront ainsi sans dureté et sans efforts; que les ex-présidents des conseils particuliers auront encore un objet d'élévation, qui sera de siéger dans le conseil général, et les membres de ce conseil celui d'y pouvoir présider à leur tour; que cette alternative de subordination et d'autorité rendra l'une et l'autre en même temps plus parfaite et plus douce; que cette circulation de la présidence est le plus sûr moyen d'empêcher la polysynodie de pouvoir dégénérer en visirat; et qu'en général la circulation répartissant avec plus d'égalité des lumières et le pouvoir du ministère entre plusieurs membres de l'autorité royale domine plus aisément sur chacun d'eux : tout cela doit sauter aux yeux d'un lecteur intelligent; et s'il falloit tout dire, il ne faudroit rien abréger.

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