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à ce prince, que la mort de l'un fût la destruction de l'autre. Hé, mon dieu! ce devroit être exactement le contraire. Le roi mort, tout devroit aller comme s'il vivoit encore; on devroit s'apercevoir à peine qu'il manque une pièce à la machine, tant cette pièce étoit peu essentielle à sa solidité. Heureusement cette inconséquence ne tient à rien. Il n'y a qu'à dire qu'elle n'existera plus, et rien au surplus ne doit être changé : mais il ne faut pas laisser subsister cette étrange contradiction; car, si c'en est une déja dans la présente constitution, c'en seroit une bien plus grande encore après la

réforme.

CHAPITRE XV.

Conclusion.

Voilà mon plan suffisamment esquissé : je m'arrête. Quel que soit celui qu'on adoptera, l'on ne doit pas oublier ce que j'ai dit dans le Contrat social de l'état de foiblesse et d'anarchie où se trouve une nation tandis qu'elle établit ou réforme sa constitution. Dans ce moment de désordre et d'effervescence elle est hors d'état de faire aucune résistance, et le moindre choc est capable de tout renverser. Il importe donc de se ménager à tout 1* Liv. 11, chap. x.

prix un intervalle de tranquillité durant lequel on puisse sans risque agir sur soi-même et rajeunir sa constitution. Quoique les changements à faire dans la vôtre ne soient pas fondamentaux et ne paroissent pas fort grands, ils sont suffisants pour exiger cette précaution; et il faut nécessairement un certain temps pour sentir l'effet de la meilleure réforme et prendre la consistance qui doit en être le fruit. Ce n'est qu'en supposant que le succès réponde au courage des confédérés et à la justice de leur cause, qu'on peut songer à l'entreprise dont il s'agit. Vous ne serez jamais libres tant qu'il restera un seul soldat russe en Pologne, et vous serez toujours menacés de cesser de l'être tant que la Russie se mêlera de vos affaires. Mais si vous parvenez à la forcer de traiter avec vous comme de puissance à puissance, et non plus comme de tecteur à protégé, profitez alors de l'épuisement où l'aura jetée la guerre de Turquie pour faire votre œuvre avant qu'elle puisse la troubler. Quoique je ne fasse aucun cas de la sûreté qu'on se procure au dehors par des traités, cette circonstance unique vous forcera peut-être de vous étayer, autant qu'il se peut, de cet appui; ne fût-ce que pour connoître la disposition présente de ceux qui traiteront avec vous. Mais ce cas excepté, et peut-être en d'autres temps quelques traités de commerce, ne vous fatiguez pas à de vaines négo

pro

:

ciations, ne vous ruinez pas en ambassadeurs et ministres dans d'autres cours, et ne comptez pas les alliances et traités pour quelque chose. Tout cela ne sert de rien avec les puissances chrétiennes elles ne connoissent d'autres liens que ceux de leur intérêt : quand elles le trouveront à remplir leurs engagements, elles les rempliront; quand elles le trouveront à les rompre, elle les rompront: autant vaudroit n'en point prendre. Encore si cet intérêt étoit toujours vrai, la connoissance de ce qui leur convient de faire pourroit faire prévoir ce qu'elles feront. Mais ce n'est presque jamais la raison d'état qui les guide, c'est l'intérêt momentané d'un ministre, d'une fille, d'un favori; c'est le motif qu'aucune sagesse humaine n'a pu prévoir, qui les détermine tantôt pour, tantôt contre leurs vrais intérêts. De quoi peut-on s'assurer avec des gens qui n'ont aucun système fixe, et qui ne se conduisent que par des impulsions fortuites? Rien n'est plus frivole que la science politique des cours : comme elle n'a nul principe assuré, l'on n'en peut tirer aucune conséquence certaine; et toute cette belle doctrine des intérêts des princes est un jeu d'enfant qui fait rire les hommes sensés.

Ne vous appuyez donc avec confiance ni sur vos alliés ni sur vos voisins. Vous n'en avez qu'un sur lequel vous puissiez un peu compter, c'est le

grand-seigneur, et vous ne devez rien épargner pour vous en faire un appui : non que ses maximes d'état soient beaucoup plus certaines que celles des autres puissances; tout y dépend également d'un visir, d'une favorite, d'une intrigue de sérail : mais l'intérêt de la Porte est clair, simple; il s'agit de tout pour elle; et généralement il y règne, avec bien moins de lumières et de finesse, plus de droiture et de bon sens. On a du moins avec elle cet avantage de plus qu'avec les puissances chrétiennes, qu'elle aime à remplir ses engagements et respecte ordinairement les traités. Il faut tâcher d'en faire avec elle un pour vingt ans, aussi fort, aussi clair qu'il sera possible. Ce traité, tant qu'une autre puissance cachera ses projets, sera le meilleur, peut-être le seul garant que vous puissiez avoir; et, dans l'état où la présente guerre laissera vraisemblablement la Russie, j'estime qu'il peut vous suffire pour entreprendre avec sûreté votre ouvrage; d'autant plus que l'intérêt commun des puissances de l'Europe, et surtout de vos autres voisins, est de vous laisser toujours pour barrière entre eux et les Russes, et qu'à force de changer de folies il faut bien qu'ils soient sages au moins quelquefois.

Une chose me fait croire que généralement on vous verra sans jalousie travailler à la réforme de votre constitution: c'est que cet ouvrage ne tend

le

qu'à l'affermissement de la législation, par conséquent de la liberté, et que cette liberté passe dans toutes les cours pour une manie de visionnaires qui tend plus à affoiblir qu'à renforcer un état. C'est pour cela que la France a toujours favorisé la liberté du corps germanique et de la Hollande, et c'est pour cela qu'aujourd'hui la Russie favorise gouvernement présent de Suède, et contrecarre de toutes ses forces les projets du roi. Tous ces grands ministres qui, jugeant les hommes en général sur eux-mêmes et ceux qui les entourent, croient les connoître, sont bien loin d'imaginer quel ressort l'amour de la patrie et l'élan de la vertu peuvent donner à des ames libres. Ils ont beau être les dupes de la basse opinion qu'ils ont des républiques, et y trouver dans toutes leurs entreprises une résistance qu'ils n'attendoient pas, ils ne reviendront jamais d'un préjugé fondé sur le mépris dont ils se sentent dignes, et sur lequel ils apprécient le genre humain. Malgré l'expérience assez frappante que les Russes viennent de faire en Pologne, rien ne les fera changer d'opinion. Ils regarderont toujours les hommes libres comme il faut les regarder eux-mêmes, c'est-à-dire comme des hommes nuls, sur lesquels deux seuls instruments ont prise, savoir l'argent et le knout. S'ils voient donc que la république de Pologne, au lieu de s'appliquer à remplir ses coffres, à grossir ses

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