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mina tout d'un coup. Mais quand les mêmes édits voulurent prononcer que c'étoit aussi une lâcheté de se battre en duel, ce qui est très vrai, mais contraire à l'opinion commune, le public se moqua de cette décision, sur laquelle son jugement étoit déja porté.

I

J'ai dit ailleurs que l'opinion publique n'étant point soumise à la contrainte, il n'en falloit aucun vestige dans le tribunal établi pour la représenter. On ne peut trop admirer avec quel art ce ressort, entièrement perdu chez les modernes, étoit mis en œuvre chez les Romains, et mieux chez les Lacédémoniens.

Un homme de mauvaises mœurs ayant ouvert un bon avis dans le conseil de Sparte, les éphores, sans en tenir compte, firent proposer le même avis par un citoyen vertueux 2. Quel honneur pour l'un, quelle note pour l'autre, sans avoir donné ni louange ni blâme à aucun des deux! Certains ivrognes de Samos3 souillèrent le tribunal des éphores :

Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai traité plus au long dans la Lettre à M. d'Alembert.

** PLUTARQUE, Dicts notables des Lacédémoniens, § 69. Le même trait est rapporté par Montaigne, liv. 11, chap. xxxi.

3 Ils étoient d'une autre île, que la délicatesse de notre langue défend de nommer dans cette occasion *.

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On conçoit difficilement comment le nom d'une ile pent blesser la délicatesse de n tre langue. Pour entendre ceci, faut savoir que Rousseau a pris ce trait dans Plutarque (Dicis notables des Lacédémoniens), qui le raconte dans toute sa turpitude, et l'attribue aux habitants de Chio. Rous

le lendemain, par édit public, il fut permis aux Samiens d'être des vilains. Un vrai châtiment eût été moins sévère qu'une pareille impunité. Quand Sparte a prononcé sur ce qui est ou n'est pas honnête, la Grèce n'appelle pas de ses jugements.

CHAPITRE VIII.

De la religion civile '.

Les hommes n'eurent point d'abord d'autres rois que les dieux, ni d'autre gouvernement que le théocratique. Ils firent le raisonnement de Caligula; et alors ils raisonnoient juste. Il faut un longue altération de sentiments et d'idées pour qu'on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître, et se flatter qu'on s'en trouvera bien.

De cela seul qu'on mettoit Dieu à la tête de chaque société politique, il s'ensuivit qu'il y eut

L'idée fondamentale de ce chapitre est présentée de nouveau, expliquée et développée dans les Lettres de la Montagne, partie 1, Lettre première.

Voyez aussi sur ce même chapitre la Lettre à M. Ustéri, du 15 juillet 1763.

seau, en ne nommant pas cette île, a voulu éviter l'application d'un mauvais jeu de mots, et ne pas exciter le rire dans un sujet grave. En cela il a bien fait sans doute; mais c'est l'effet de la délicatesse de l'écrivain plutôt que de celle de notre langue.

AElien (liv. 11, chap. xv) rapporte aussi ce fait; mais il en affoiblit la honte, en disant que le tribunal des éphores fut couvert de suie, et il l'attribue à des Clazoméniens. (Note de M. PÉTITAIN.)

autant de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers l'un à l'autre, et presque toujours ennemis, ne purent long-temps reconnoître un même maître: deux armées se livrant bataille ne sauroient obéir au même chef. Ainsi des divisions nationales résulta le polythéisme, et de là l'intolérance théologique et civile, qui naturellement est la même comme il sera dit ci-après.

La fantaisie qu'eurent les Grecs de retrouver leurs dieux chez les peuples barbares vint de celle qu'ils avoient aussi de se regarder comme les souverains naturels de ces peuples. Mais c'est de nos jours une érudition bien ridicule que celle qui roule sur l'identité des dieux de diverses nations: comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvoient être le même dieu! comme si le Baal des Phéniciens, le Zeus des Grecs et le Jupiter des Latins pouvoient être le même! comme s'il pouvoit rester quelque chose commune à des êtres chimériques portant des noms différents!

Que si l'on demande comment dans le paganisme, où chaque état avoit son culte et ses dieux, il n'y avoit point de guerres de religion, je réponds que c'étoit par cela même que chaque état, ayant son culte propre aussi bien que son gouvernement, ne distinguoit point ses dieux de ses lois. La guerre politique étoit aussi théologique; les départements des dieux étoient pour ainsi dire fixés par les bornes

des nations. Le dieu d'un peuple n'avoit aucun droit sur les autres peuples. Les dieux des païens n'étoient point des dieux jaloux; ils partageoient entre eux l'empire du monde : Moïse même et le peuple hébreu se prêtoient quelquefois à cette idée en parlant du dieu d'Israël. Ils regardoient, il est vrai, comme nuls les dieux des Cananéens, peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devoient occuper la place; mais voyez comment ils parloient des divinités des peuples voisins qu'il leur étoit défendu d'attaquer : « La possession de

a ce qui appartient à Chamos votre dieu, disoit Jephté aux Ammonites, ne vous est-elle

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pas

<< gitimement due? Nous possédons au même titre les terres que notre dieu vainqueur s'est acquises 1. » C'étoit là, ce me semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos et ceux du dieu d'Israël.

"

Mais quand les Juifs, soumis aux rois de Babylone, et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s'obstiner à ne reconnoître aucun autre dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion

Nonne ea quæ possidet Chamos deus tuus, tibi jure debentur? (Jug., x1, 24.) Tel est le texte de la Vulgate. Le père de Carrières a traduit : « Ne croyez-vous pas avoir droit de posséder ce qui appartient à Chamos votre dieu?» J'ignore la force du texte hébreu; mais je vois que, dans la Vulgate, Jephté reconnoît positivement le droit du dieu Chamos, et que le traducteur françois affoiblit cette reconnoissance par un selon vous qui n'est pas dans le latin.

contre le vainqueur, leur attira des persécutions qu'on lit dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme'.

Chaque religion étant donc uniquement attachée aux lois de l'état qui la prescrivoit, il n'y avoit point d'autre manière de convertir un peuple que de l'asservir, ni d'autres missionnaires que les conquérants; et l'obligation de changer de culte étant la loi des vaincus, il falloit commencer par vaincre avant d'en parler. Loin que les hommes combattissent pour les dieux, c'étoient, comme dans Homère, les dieux qui combattoient pour les hommes; chacun demandoit au sien la victoire, et la payoit par de nouveaux autels. Les Romains, avant de prendre une place, sommoient ses dieux de l'abandonner; et quand ils laissoient aux Tarentins leurs dieux irrités, c'est qu'ils regardoient alors ces dieux comme soumis aux leurs et forcés de leur faire hommage. Ils laissoient aux vaincus leurs dieux comme ils leur laissoient leurs lois. Une couronne au Jupiter du Capitole étoit souvent le seul tribut qu'ils imposoient.

Enfin les Romains ayant étendu avec leur empire leur culte et leurs dieux, et ayant souvent eux-mêmes adopté ceux des vaincus, en accordant

Il est de la dernière évidence que la guerre des Phocéens, appelée guerre sacrée, n'étoit pas une guerre de religion. Elle avoit pour objet de punir des sacriléges, et non de soumettre des mécréants.

CONTRAT SOCIAL

LIBRAS

THE DOCAL SEA

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