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nois à se prémunir contre toute domination étrangère par l'énergie de l'administration intérieure, par un système de lois sages, appropriées aux habitudes et aux besoins de la nation, impartiales entre les villes, les provinces, les classes, les opinions, les cultes et tous les divers éléments qu'embrasse un empire? De qui pouvoientils mieux apprendre qu'aucune illustration vieillie n'égale celle qui éclate, qu'aucun nom suranné ne vaut un nom qui s'immortalise, et qu'il est plus grand enfin de rajeunir des états avec les débris de leurs vieilles institutions que d'aller trop imprudemment donner des lois nouvelles à des peuples qui n'ont que des habitudes pour tout pacte social?

Il ne faut pas perdre de vue que Jean-Jacques s'est proposé dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, un but tout différent de celui qu'il avoit en composant le Contrat social. Il jette dans le Contrat social les bases d'un gouvernement tout neuf, à l'usage d'un peuple qui se constitue en état de société; au lieu que, dans les Considérations sur le gouvernement de Pologne, il prend les Polonois tels qu'ils se comportent avec les institutions politiques qui les régissent. Dans le premier cas il crée, dans le second il ne fait qu'amender. Cela explique l'espèce de contradiction qu'ont cru remarquer entre ces deux ouvrages les personnes qui n'ont pas voulu voir que les Considérations sur le gouvernement de Pologne ne sont qu'une espèce de consultation politique demandée à Rousseau.

Jean-Jacques avoit dit à la fin du chapitre x du livre 11 du Contrat social: « Il est encore en Europe un « pays capable de législation, c'est l'île de Corse. La va« leur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su « recouvrer et défendre sa liberté mériteroient bien que

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quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île éton « nera l'Europe.

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Quand les Corses eurent secoué le joug de la domination génoise, et qu'ils voulurent assurer leur indépendance, en se donnant des lois appropriées à leurs besoins, ils se rappelèrent ce passage du Contrat social, et le comte Buttafoco, capitaine au service de France, et ami de Paoli, adressa à Rousseau, le 13 août 1764, la lettre suivante : « Vous avez fait mention des Corses <«< d'une façon bien avantageuse pour eux. Un pareil éloge, lorsqu'il part d'une plume aussi sincère que la vôtre, est très propre à exciter l'émulation et le désir de mieux faire. Il a fait souhaiter à la nation que vous « voulussiez être cet homme sage qui pourroit trouver les moyens de lui conserver cette liberté qui lui a « coûté tant de sang... Notre île est capable de recevoir << une bonne législation, mais il faut un législateur, et il « faut que ce législateur ait vos principes; que son bon«< heur soit indépendant du nôtre; qu'il connoisse à fond « la nature humaine, et que, dans les progrès des temps, « se ménageant une gloire éloignée, il veuille travailler « dans un siècle, et jouir dans un autre. Daignez, monsieur, être cet homme-là, et coopérer au bonheur de «< toute une nation, en traçant le plan du système politique qu'elle doit adopter. » Cette lettre étoit la meilleure réponse aux diatribes de toute espèce auxquelles l'auteur du Contrat social s'étoit trouvé en butte, depuis que, placé par l'admiration publique au même rang que Montesquieu, l'envie et la haine s'acharnoient à sa gloire. Un peuple qui s'adressoit à lui pour lui demander des lois, dans un temps où l'Europe presque entière gémissoit sous le joug de l'arbitraire, étoit la récompense la

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plus flatteuse que pût recevoir le génie sans autre pouvoir que celui de la raison et de la bonne foi. Aussi Rousseau s'occupa-t-il, dans une suite de lettres adressées à ce même comte Buttafoco, qui lui avoit écrit au nom de ses concitoyens, à répondre à la confiance des Corses. Il forma même le projet d'aller habiter parmi eux, mais les persécutions qu'il éprouva dans le même temps de la part du gouvernement de Berne, qui le força d'aller chercher un asile loin de son territoire, l'empêchèrent d'exécuter son projet.

On a dit quelque part que l'île de Corse ne fut conquise par les Français, et cédée par les Génois à la France, en 1768, que parce que Voltaire, jaloux de l'auteur du Contrat social, ne vouloit pas que Rousseau fût le législateur de la Corse. Mais cette assertion n'est appuyée par aucun fait qui lui prête de la force. Voltaire eut assez de torts envers Rousseau, sans qu'il soit nécessaire d'en inventer. Adopter ce fait seroit accorder à Voltaire une influence qu'il ne pouvoit avoir, à cette époque, ni par lui-même, ni par ses amis.

Rousseau parlant dans ses Confessions de l'extrait qu'il a fait de deux ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre, dont l'un a pour titre Essai sur la paix perpétuelle, et l'autre, Polysynodie, ou pluralité des conseils, dit que l'abbé de Saint-Pierre avoit laissé des « ouvrages pleins d'excel<< lentes choses, qui méritoient d'être mieux dites. Mais «< il s'agissoit de lire, de méditer vingt-trois assommants "gros volumes diffus, confus, pleins de redites, d'éter« nelles rabâcheries, et de petites vues courtes ou fausses, parmi lesquelles il en falloit pêcher à la nage quelques «unes, grandes, belles, et qui donnoient le courage de supporter ce pénible travail. »

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Ce fut en 1756 qu'à la sollicitation de quelques per

CONTRAT SOCIAL.

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sonnes, qui tenoient encore aux idées de l'abbé de SaintPierre, et qui désiroient voir reproduire avec méthode, clarté et précision, ce que ces idées avoient de plus saillant, Jean-Jacques se chargea de porter l'ordre et la lumière dans ce chaos, d'en retirer ce qu'il y pourroit trouver d'utile, et de le rendre à la vie, en l'échauffant du feu de son génie. Plusieurs fois il fut tenté d'abandonner ce travail qui ne lui présentoit que du dégoût; mais, il avoit promis à madame Dupin, à Saint-Lambert, à l'abbé de Mably, au comte de Saint-Pierre, neveu de l'abbé, et qui prenoit un vif intérêt à la mémoire de son oncle il n'étoit plus temps de se dédire. Cependant, fatigué d'un travail qui ne pouvoit rien ajouter à sa gloire, il ne voyoit plus, dans les écrits de l'abbé de Saint-Pierre, « que des vues superficielles, des projets e utiles, il est vrai, mais impraticables, par l'erreur dont « l'auteur n'avoit jamais pu sortir. » N'adoptant presque aucune des idées de l'abbé de Saint-Pierre, Rousseau ne pouvoit cependant pas mettre les siennes à la place; ce n'étoit pas ce qu'il s'étoit chargé de faire. Pour tout concilier, il fit d'abord l'extrait de ce qu'il trouva de meilleur dans les manuscrits qu'on lui avoit remis, et donna ses idées sur le même sujet à la suite de celles de l'abbé de Saint-Pierre. De cette manière on eut ce qu'il pouvoit y avoir de bon dans les rêveries de l'abbé, et les idées hautes et grandes qu'elles firent jaillir de la tête éminemment philosophique de Rousseau.

L'extrait du Projet de paix perpétuelle avoit dû paroître d'abord dans un journal intitulé le Monde, que rédigeoit un M. de Bastide, ami de Duclos; mais, de. Bastide, qui l'avoit acheté de Rousseau, aima mieux le. faire imprimer séparément, en 1761, annonçant que l'autorité supérieure s'étoit opposée à ce qu'il l'insérât

dans son journal. Écoutons ce que dit Rousseau de ce projet de paix perpétuelle, que notre Henri IV avoit rêvé lui-même, moins il est vrai par amour de la paix, que pour prévenir le retour de l'influence espagnole sur. les affaires de l'Europe. « Admirons, dit-il, un si beau. " plan, mais consolons-nous de ne pas le voir exécuter; car cela ne se peut que par des moyens violents et re<< doutables à l'humanité. On ne voit point de ligues fé«dératives s'établir autrement que par des révolutions; «<et, sur ce principe, qui de nous oseroit dire si cette. ligue européenne est à désirer ou à craindre ? Elle feroit plus de mal tout d'un coup qu'elle n'en préviendroit « pour les siècles... On sent bien que par la diète européenne le gouvernement de chaque état n'est pas << moins fixé que par ses limites; qu'on ne peut garantir << les princes de la révolte des sujets, sans garantir en même temps les sujets de la tyrannie des princes, et qu'autrement l'institution ne pourroit subsister. »>

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Ne semble-t-il pas, comme nous l'avons dit ailleurs, que Rousseau fut initié aux mystères de l'avenir? L'avenir n'a point de secret pour lui. Le temps semble avoir pris soin de justifier Jean-Jacques de ses opinions politiques: contestées de son vivant et long-temps même après sa mort, c'est de l'effet inévitable des passions humaines qu'elles ont attendu leur accomplissement. Il ne s'est montré grand politique que parce qu'il fut moraliste profond; il n'a lu dans l'avenir que parce qu'il sut lire dans le cœur humain; les passions de l'homme lui ont révélé toute son histoire; et l'histoire confirme aujourd'hui cette révélation. « Il se forme de temps en << temps parmi nous, dit-il, des espèces de diètes géné« rales sous le nom de congrès, où l'on se rend solennel«<lement de tous les états de l'Europe pour s'en retour

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