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est, suivant Rousseau, une convention qui suppose au moins une fois le consentement de tous. En Pologne, on convint au contraire que cette unanimité seroit toujours nécessaire dans les délibérations nationales, si l'on ne crut pas même que c'étoit là une des conditions essentielles du pacte social. Ainsi un seul nonce rendoit inefficace la volonté de tous les autres, rompoit la diète, et fixoit au sein de la république les abus dont elle désiroit le plus impatiemment de se délivrer. Tout en signalant les inconvénients de la royauté élective, Rousseau la préfère à l'hérédité. Ce système, qui doit amener partout des agitations periodiques, appeloit de plus autour du trône de Pologne, chaque fois qu'il étoit vacant, les intrigues et la corruption. Long-temps néanmoins la république avoit subi sans trop de dommage ces redoutables épreuves, fière de rentrer, à chaque interrègne, dans l'exercice de ses droits antiques; orgueilleuse même de ce concours des ambitions étrangères pour une dignité dont elle disposoit, et rassurée enfin par cet hommage solennel que rendoit à ses libertés et à ses constitutions chaque nouveau roi qu'elle venoit d'élire.

Les Polonois n'attachoient pas moins d'intérêt à leurs confédérations, espèces d'insurrections légales, qui trouvoient, même hors de la Pologne, des défenseurs, et presque des panégyristes. Elles étaient, dit-on, de moindres maux que ceux qu'elles devoient guérir. Toujours est-il déplorable d'avoir besoin d'un tel remède, et qu'il n'y eût d'espoir pour la liberté que dans ces crises violentes, qui, ne pouvant jamais manquer d'occasions ou de prétextes, finissoient par devenir un désordre habituel et une maladie permanente. Au milieu de ces éternels orages, les effets politiques de l'esclavage des paysans de Pologne étaient peu aperçus. Cette servitude, dont

l'origine n'est point féodale, ressemblerait sous beaucoup de rapports à celle dont nous voyons trop d'exemples dans l'histoire des anciens peuples. Mais, par cela mêine, elle convenoit beaucoup moins à l'état moderne de la civilisation européenne. Elle était, après le tumulte des confédérations, le principal obstacle au progrès de l'industrie, du commerce et des arts, seuls moyens aujourd'hui qui puissent établir ou garantir la puissance et même l'indépendance d'une nation. Cette classe laborieuse, active, éclairée, qui répand la prospérité et la lumière au dessous d'elle et au dessus; cette classe moyenne en qui réside véritablement la force des grands états, n'existoit point en Pologne. Ajoutons que cette république n'armoit point ses paysans; qu'elle n'osoit pas les employer à la guerre; et qu'ainsi, lorsque ses voisins devenoient de jour en jour plus formidables, elle n'avoit point à leur opposer cette puissance militaire qui peut, en de certaines conjonctures, tenir lieu d'une puissance plus réelle. Il s'étoit élevé peu à peu en Pologne une grande noblesse que personne, dans les derniers temps, ne confondoit plus avec la noblesse vulgaire. Cette distinction, qui n'étoit avouée ni par les lois, ni même par le langage, se manifestoit de plus en plus dans les affaires et dans les mœurs. De vieilles généalogies, une plus longue succession de personnages puissants ou mémorables, une illustration plus soutenue, et surtout une opulence extrême, avoient jeté sur certaines maisons un éclat presque aussi fatal à ceux qu'il enorgueillissoit qu'à la multitude qui s'en laissoit éblouir. L'esprit de famille éteignoit de jour en jour, chez la plupart de ces grands, les vertus publiques qui avoient distingué et véritablement agrandi leurs ancêtres. L'ambition de quelques uns s'accoutumoit à chercher de l'appui dans

les cours étrangères, et leur connivence secrète avec les ennemis de leur nation ajoutoit un danger de plus à ceux qui résultoient immédiatement de leur prédominance, et qui jadis avoient suffi contre de plus fortes républiques. Un autre genre d'anarchie, long-temps couvert, toujours cultivé, s'étoit développé au milieu du dernier siècle. Chez les anciens Polonois, le nom de dissidents, employé dans son sens originel, dans son acception la plus juste, avoit été appliqué sans distinction à tous les cultes pratiqués dans le pays, n'exprimant que le seul fait de leur diversité; il comprenoit la communion romaine avec toutes celles dont elle différoit; et cette dissidence commune n'altéroit pas la paix générale. Dans la suite, un langage moins exact annonça la discorde, si même il ne concourut pas à la produire ou à l'accroître. Ce nom de dissident ne désigna plus que ceux qui ne suivoient pas la religion de la multitude, et ces dissidents devinrent au milieu de l'état une classe isolée, rebutée, presque étrangère, à qui les droits communs étoient contestés. Ce n'est pas qu'on gênât l'exercice de leur culte : à cet égard on conservoit pour eux cette équité, que nous avons appelée tolérance. Mais on les dépouilloit de ces droits de cité dont la perte, au sein d'une république, entraîne tôt ou tard la perte de tous les autres droits. C'étoit offrir aux entreprises de la Russie un prétexte beaucoup plus plausible: Catherine, affectant pour les dissidents un zèle qu'encourageoient les lumières du siècle, exigea hautement la réparation de ces torts, et réduisit les Polonois à la nécessité de soutenir, avec un égal désavantage, leur injustice et leur indépendance.

Ainsi le despotisme russe, cause immédiate des malheurs de la Pologne, eut besoin, pour les consommer,

du concours des causes précédentes. Mais, il en faut convenir, lorsqu'une fois les Polonois eurent consenti à placer leurs lois et leur liberté sous la garantie de la cour de Pétersbourg, il leur eût fallu, pour se défendre contre une telle protection, des efforts de sagesse qu'on ne pouvoit plus attendre de ceux qui l'avoient invoquée. Aussi vit-on le gouvernement de cette république passer, en effet, entre les mains de la czarine, et un vice-roi, sous le nom d'ambassadeur russe, maîtriser toutes les autorités polonoises, traiter tout ce peuple de nobles en sujets de sa souveraine, fatiguer la docilité des uns, et réprimer par les armes la rébellion des autres.

Le vice radical de la république polonoise consistoit, selon Jean-Jacques Rousseau, dans l'excessive étendue de son territoire. Si les autres vices n'étoient qu'accessoires, du moins ils avoient acquis un tel empire, que la Pologne, resserrée en 1773 dans des bornes plus étroites, n'en devint assurément ni plus libre ni plus heureuse. On l'a vue, au contraire, après vingt autres années d'oppression et de langueur, tomber tout entière au pouvoir de ceux qui l'avoient mutilée, et disparoître de la liste des états européens. Celui dont les destinées dominèrent pendant quatorze ans celles des nations et des rois humilia à son tour tous les oppresseurs de la Pologne; et déja leur abaissement expioit les excès de leur ancienne puissance, quand, précipité lui - même du trône d'où il commandoit l'Europe entière, il laissa tomber de ses mains un sceptre dont les débris composent l'héritage de vingt rois. Si le plus digne usage de la victoire, si la plus douce consolation des vainqueurs consiste à délivrer des victimes, à étendre l'empire de la justice et de la raison, à rétablir entre les états cet équilibre qui garantit leur tranquillité, espérons que, tout éclipsée qu'elle

est, la république de la Pologne n'est pas eteinte. L'indépendance de ce pays est un intérêt de l'Europe autant qu'un droit des Polonois, et la régénération politique de ce malheureux peuple eût été l'ouvrage de Jean-Jacques, Rousseau, si les rugissements du despotisme n'eussent étouffé la voix du philosophe, et si un roi indigne de l'être n'eût pas souillé son front d'un diadème acheté au prix de l'existence politique de son peuple.

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Il faut convenir que le portrait qu'il fait ailleurs du prince qui tient un vaste empire rangé sous ses lois n'est pas flatté. « Qu'a-t-il donc à faire, dit le philosophe, pour « concilier l'indolence avec l'ambition, la puissance avec « les plaisirs, et l'empire des dieux avec la vie animale? Choisir pour soi les vains honneurs, l'oisiveté, et re<< mettre à d'autres les fonctions pénibles du gouverne« ment, en se réservant tout au plus de chasser ou chan«ger ceux qui s'en acquittent trop mal ou trop bien. Par << cette méthode, le dernier des hommes tiendra paisible ment et commodément le sceptre de l'univers; plongé « dans d'insipides voluptés, il promènera, s'il veut, de « fête en fête son ignorance et son ennui. Cependant on «<le traitera de conquérant, d'invincible, de roi des rois, d'empereur auguste, de monarque du monde, et de majesté sacrée. Oublié sur le trône, nul aux yeux de ‹ ses voisins, et même à ceux de ses sujets, encensé de « tous sans être obéi de personne, foible instrument de * la tyrannie des courtisans et de l'esclavage du peuple, « on lui dira qu'il régne, et il croira régner. Voilà, ajoute Rousseau, le tableau général du gouvernement de toute «monarchie trop étendue. Qui veut soutenir le monde, « et n'a pas les épaules d'Hercule, doit s'attendre d'être ⚫ écrasé. »

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Qui mieux que Rousseau pouvoit enseigner aux Polo

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