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nous; comme nos parents nous envoyaient à l'école pour apprendre, avant tout, un peu de français, puis pour apprendre à lire et à griffonner des caractères si bizarres et si fantasques, que M. Champollion s'en serait tiré moins facilement que des hiéroglyphes gravés sur les pylônes et les monolithes de l'Égypte, le breton dut être proscrit à l'école, et cela à notre grand désespoir. Aussi, tout écolier convaincu d'avoir bretonné, ou d'avoir orné son langage d'expressions celtiques ou douteuses, était-il sur le champ symbolé, c'est-àdire qu'on le forçait de prendre un anneau de métal, ou un morceau de bois ovale percé d'un trou qui donnait passage à une ficelle. Quelquefois des discussions terribles s'engageaient sur la valeur d'un mot, et, pour trancher le différend, on avait plus souvent recours au poing qu'au dictionnaire de l'Académie, qui avait peu de crédit auprès de nous, par la raison que nous y constations l'absence d'une foule de mots que nous soutenions être français et du meilleur.

L'écolier symbolė avait tout intérêt à se défaire de son maudit anneau, car s'il en était porteur à l'heure des repas, il restait debout au milieu du réfectoire, ayant pour toute pitance du pain sec et de l'eau, pendant que ses heureux camarades mangeaient à son nez de bon bœuf appétissant, de savoureuses tranches de lard, et buvaient du piot (cidre).

Vous n'en voulez plus autant à notre espion, n'est-ce pas ?

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Mais, me direz-vous, pourquoi ce mot de symbole pour signifier une chose si simple?

Ah! voilà! on n'a jamais pu le savoir. Cependant, si je m'écoutais, et si je ne craignais pas de vous ennuyer, je saurais bien en donner des raisons, et j'ouvrirais ici une longue parenthèse pour prouver que cela doit être renouvelé des Grecs ou des Romains. C'est d'ailleurs la mode aujourd'hui de tout symboliser, et les penseurs, les esprits forts, les savants voient partout des symboles. Mais comme je ne suis rien de tout cela, j'aime mieux n'y voir tout simplement que ce qu'il signifiait pour nous autres, pauvres écoliers d'un obscur bourg de Basse-Bretagne, que nous aimons tous, et que ceux de nous qui l'ont quitté pour aller au loin chercher la fortune,

la science, le bonheur, insaisissable Protée qui vous séduit sous de fallacieuses apparences et qui vous leurre toujours, regrettent bien à présent, et voient souvent dans leurs rêves...

Le bonheur était là, sur ce même rocher

D'où nous sommes partis un jour pour le chercher.

Croyez bien que, si les heures de classe nous paraissaient toujours d'une longueur désespérante, celles des récréations, au contraire, s'envolaient à tire - d'aile avec une rapidité désolante. C'étaient tous les jours quelques sujets nouveaux et variés de distractions et de joyeux ébattements.

Un baptême arrivait, avec le parrain et la marraine dans leurs plus beaux habits de fête, et le père joyeux et souriant et tout disposé à payer chopine et bouteille de vin vieux. Et nous aidions les enfants de choeur à chanter le Te Deum, et le sacristain à sonner les cloches à grandes volées. Puis, en troupe compacte et serrée, l'on escortait le parrain et la marraine qui, du haut de l'escalier du cimetière, lançaient à tour de bras des poignées de gros sous au milieu de la foule attentive; et l'on roulait alors pêle-mêle dans la boue ou la poussière, suivant la saison, on se disputait avec acharnement quelques méchants sous tout vertdegrisés, et il était bien rare que quelqu'un ne sortît éclopé, contusionné et ecchymosé de ces combats à outrance.

Un autre jour, c'était une noce. La compagnie arrivait parée et joyeuse, et débouchait de quelque sentier ombreux et parfumé par l'aubépine et les sureaux en fleurs, aux sons du biniou, des tambours et des violons, bouquets et rubans aux corsets des jeunes filles, bouquets et rubans aux chapeaux et aux boutonnières des jeunes gens; et, le long de la route, force décharges de pistolets et de carabines en signe de réjouissance, puis des chants, des gwerz et des sones joyeux, des rires et des cris d'allégresse; partout des fleurs, des chants, de la musique, des rires, du bonheur!

Et, le festin de noce terminé, comme les jabadaos et les aubades allaient bon train sur la place du bourg, en plein air, au son des tambourins, des violons et des bombardes! (hautbois). Comme l'œil

des jeunes filles s'allumait! comme leurs joues étaient rouges! comme elles dansaient, et sautaient et riaient! comme les sonneurs, assis sur leurs barriques au milieu du cercle, soufflaient, se démenaient et mettaient tout en branle et en gaîté!

Et nous étions partout; mais là surtout où quelque vieil ivrogne amusait de ses lazzis et de ses discours bizarres un auditoire improvisé, et chantonnait des couplets quelque peu grivois; là ou quelque adorateur trop fanatique du Bacchus des vergers bretons subissait les conséquences fâcheuses d'un culte trop fervent; là où les jeunes et les forts, les Hercules et les Porthos se livraient, le plus souvent pour des motifs plus que frivoles, des combats où le sang n'était jamais épargné, car il est rare qu'une noce bretonne se termine sans combat et effusion de sang.

Et quand nous manquaient les noces et les baptêmes, nous avions encore Hénora Lestrézec. Elle apparaissait soudain sur le mur du cimetière, à l'ombre du grand marronnier, gaie et rieuse, et dans l'accoutrement le plus bizarre et le plus fantastique : la tête ceinte d'une couronne de digitales, d'aubépine fleurie et de genêts d'or, une baguette de coudrier blanc à la main, toute bariolée de rubans de différentes couleurs, de lambeaux de tulle et de soie cousus sur son cotillon de bure ou de berlinge; les yeux noirs et vifs, les traits réguliers avec une distinction et certains indices qui trahissaient en elle une race et une origine non vulgaires. Elle me fait songer aujourd'hui à Velléda, la poétique druidesse, ou plutôt à Ophélia, la triste et gracieuse création de Shakspeare. Mais pour nous, enfants, c'était tout simplement Hénora, Hénora la folle, et rien de plus.

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Nous la saluions toujours par des cris de joie et de frénétiques acclamations, en lui criant tous à la fois : « A quand ta noce, » Hénora? Tu ne nous oublieras pas, au moins? Tu viens sans doute > nous inviter au festin et aux réjouissances? >

Et elle, d'un air riant et heureux, nous faisait alors ce que nous appelions un compliment, souvent interrompu par nos applaudissements et nos cris immodérés. Elle venait, disait-elle, nous inviter à ses noces, qui devaient se célébrer prochainement. Elle nous recom

mandait d'inviter aussi tous nos parents, et que personne ne manquât de venir. Jamais nous n'avions vu, ni ne devions revoir pareilles fêtes et solennités. Le fils du roi de Turquie et l'impératrice d'Hibernie seraient l'homme et la fille d'honneur; l'évêque, luimême, devait passer au doigt des jeunes époux l'anneau nuptial, e célébrer la messe; et le roi de France et la duchesse Anne, avec toute leur cour, tous les princes et princesses, tous les nobles seraient du festin. Et quel festin! Les noces fameuses de Gamache n'étaient rien en comparaison des hécatombes de bœufs, de veaux, de moutons, de porcs, devaient être faites; le vin, le cidre doux et le café et l'eau-de-vie couleraient partout par tonnes défoncées; et les pauvres gens, eux aussi, ne seraient pas oubliés, les chercheurs de pain et les porteurs de besace. Pendant huit jours pleins ils pourraient manger et boire à satiété sans désemparer et sans quitter la table. Quelle bombance! Puis, quelles réjouissances publiques, quelles luttes, quels bals et quelles danses à mettre sur les dents tous les sonneurs du pays! Le beau fiancé était allé, avec dix-huit carrosses, quérir la famille royale. Il allait arriver. Il fallait s'occuper immédiatement de semer de fleurs et de rameaux verts les chemins et la place du bourg.

Et Hénora, descendant de sa tribune aux harangues avec la majesté d'une reine, s'avançait au milieu de nous, aux acclamations et aux hurlements de la troupe écolière, et marchait à notre tête, radieuse, triomphante, comme si elle allait à l'autel, conduite par le beau fiancé, l'époux tant désiré. Et nous faisions ainsi le tour du bourg en chantant avec elle son sóne de prédilection, qu'elle répétait sans

cesse:

Korfet brao è va doucik, balé a ra er fad, etc....

<< Ma douce est bien faite de corps, elle marche avec grâce, ses › deux joues sont rouges comme une rose, et ses yeux sont » bleus, etc. >

Paris, 1856.

(La fin à la prochaine livraison).

F.-M. LUZEL.

LE

ÉTUDES BIOGRAPHIQUES.

GÉNÉRAL BEDEAU.

Bien qu'une de nos dernières chroniques ait rendu hommage à notre illustre compatriote, le général Bedeau, nous ne craignons pas d'emprunter au Moniteur de l'armée la notice suivante, qui est un trop beau témoignage pour n'être pas reproduite. Nous aurions bien quelques observations et réserves à faire, mais tout le monde les fera pour nous. Peut-être, au reste, aurons-nous l'occasion de re venir sur un des hommes qui ont le plus marqué dans l'armée et dans notre pays.

(Note de la Rédaction).

M. le général de division Bedeau est décédé à Nantes dans la nuit du 29 au 30 octobre dernier. Après avoir parcouru avec éclat la carrière des armes, il est mort dans les sentiments de la plus parfaite humilité chrétienne, et sa volonté dernière a été qu'aucun honneur militaire ne fût rendu à sa dépouille mortelle.

BEDEAU (Marie-Alphonse), né le 19 août 1 804, à La Roberdière, commune de Vertou, dans la Loire-Inférieure, était fils d'un officier supérieur de la marine.

Entré dès l'âge de seize ans à l'École militaire de Saint-Cyr (29 octobre 1820), il en sortit deux ans plus tard, aux premiers rangs, et alla compléter son éducation militaire à l'École d'application d'état-major.

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