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LA MARIÉE DE LA MORT

NOUVELLE BRETONNE.

I.

Un canot, détaché d'un navire arrivé pendant la nuit en rade de Brest, amenait dans la ville une douzaine de passagers et quelques officiers de marine. Il était à peine quatre heures du matin; l'air était vif; une fois débarqués, ils se dirent adieu à la hâte, et chacun d'eux prit son chemin.

Dans la même rue, cheminaient deux officiers; l'un était un grand adolescent nouvellement revêtu de la dignité d'aspirant ; l'autre était un homme de vingt-cinq ans, d'une mâle et belle figure, parée de cette expression mêlée de franchise et de hardiesse qui, de tout temps, a formé la physionomie du vrai marin.

Arrivés devant une très-belle maison de la rue de la Rampe, l'aspirant s'arrêta, saisit le marteau de la porte, le fit retomber plusieurs fois avec un tel fracas que, dans la rue, plus d'une persienne s'ouvrit et, se retournant vers l'officier :

Vous ne voulez pas entrer, mon lieutenant? dit-il; ma mère serait enchantée de vous recevoir et vous trouveriez un lit tout prêt.

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Merci, Georges, répondit le lieutenant, vous le savez, je pars pour Morlaix.

C'est différent, offrez mes respects å madame Daumont. Ah! pardon, elle ne l'est pas encore, à mademoiselle Valérie.

Le lieutenant sourit, lui tendit la main et s'éloigna à pas pressés, au moment où un eri perçant, un cri de mère, annonçait que l'aspirant venait d'être reconnu.

Le lieutenant marchait vite, il arriva en quelques minutes à l'hôtel des Messageries. On ouvrait le bureau.

Je viens arrêter une place pour Morlaix, dit-il à l'employé, qui se détirait devant ses gros registres verts sans avoir le courage de les ouvrir.

-

Vous avez du temps à attendre, monsieur, répondit l'employé en bâillant.

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Combien ?

Une heure.

Une heure! répéta l'officier d'un air désappointé.

Il tira sa montre, regarda l'heure à l'horloge du bureau afin de s'assurer qu'elles marchaient bien ensemble, sortit et se rendit sur le cours Dajot, cette belle promenade dont les Brestois sont si fiers. Il est superflu de le dire, à cette heure matinale, il ne s'y trouvait personne, et il put arpenter à l'aise les larges allées encore sombres. Quelles pensées occupaient son esprit? On pouvait hardiment assurer une chose c'est qu'elles étaient d'une nature agréable. Son allure légère, son impatience fébrile, mais en quelque sorte souriante, sa physionomie expressive qui s'éclairait d'un rayon de joie intérieure, tout révélait qu'il se trouvait dans une de ces heures rapides de la vie où le bonheur s'approche de nous et semble régler son pas sur le nôtre, jusqu'au moment où, pour s'éloigner, le traître, ainsi que le Dieu mythologique, s'attache des ailes aux pieds. Dans ce moment, en effet, Léonce Daumont, récemment promu au grade de lieutenant de vaisseau, croyait être aussi sûr de tenir son bonheur d'homme que son grade d'officier, et nous allons nous en convaincre en le regardant penser et se souvenir.

Il faut bien quelquefois que le conteur mette au service de ses lecteurs certain lorgnon magique dont, ainsi que les princes orientaux des contes arabes, il a seul le secret.

Il remontait très-haut dans son passé, le beau jeune homme. Dans une rue de Morlaix, sa ville natale, il revoyait deux vieilles maisons si amicalement unies l'une à l'autre qu'elles semblaient n'en faire qu'une. Une simple cloison en torchis les séparait à l'intérieur; le puits était commun, et une murette, couverte l'été de valériane rose, élevait entre les deux jardins une barrière illusoire. Aussi, comme il voisinait avec sa voisine, une petite fille aux cheveux bruns, au baptême de laquelle il avait assisté en jaquette. Les parents se connaissaient intimement, et, entre Léonce et Valérie, il n'y avait pas un souvenir qui ne fût commun. On se disait bonsoir en frappant sur la cloison, on se rejoignait le matin en sautant pardessus le mur. Léonce construisait des bateaux et des chariots pour les poupées de Valérie; Valérie, pour complaire à Léonce, qui aimait les chiens et les chevaux, laissait mettre une corde à sa fine ceinture, et, tenue en laisse par lui, bondissait comme un faon par les allées.

Enfin l'heure de la première séparation avait sonné. Léonce partait pour le collége de Lorient avec la pensée de devenir élève du Borda et de mourir, plus tard, grand amiral. Le matin, il avait pris congé assez gaiement, son nouvel uniforme lui plaisait fort et lui allait si bien; mais voilà qu'au moment de sortir, comme il s'élançait à la suite de ses parents, dans l'allée obscure une main avait saisi son bras et un sanglot étouffé s'était fait entendre. C'était Valérie qui le guettait au passage pour lui donner une bourse brodée en perles, fort laide, mais qu'elle avait faite pour lui. Et, homme, il se rappelait l'émotion involontaire, soudaine, qu'il avait ressentie en recevant le cadeau de l'aimante petite fille. Cette émotion surmontée, il avait enfoncé la bourse au fond de sa poche, et, désireux de donner, lui aussi, un souvenir, ne trouvant rien, absolument rien, et le temps pressant, il avait arraché violemment un des boutons brillants qui ornaient la manche de sa veste d'uniforme et le lui avait glissé dans la main en disant :

-

Va, je garderai bien ta bourse, ne perds pas mon bouton. A ces naïves scènes d'enfance, qui le faisaient sourire, succédait d'autres qui le faisaient rêver. Aspirant de marine, il avait

revu Valérie dans la fraîcheur de ses seize ans, il l'avait retrouvée aimante et bonne, et il s'était mis à l'aimer follement et tout de bon cette fois. Il y avait entre eux une grande différence de fortune et cependant quand, devenu enseigne, il osa se déclarer, madame Brizeau n'avait posé qu'une condition, c'est que le mariage n'eût lieu que lorsqu'il serait nommé lieutenant de vaisseau.

Peut-être comptait-elle sur l'inconstance propre à la jeunesse. Si cela était, elle s'était trompée. Confiants, ils attendirent, sans se troubler ni se plaindre. Léonce était allé chercher aux colonies le grade tant désiré : il venait de l'obtenir, et, par un de ces hasards qui se rencontrent souvent dans la vie aventureuse des marins, il avait eu la possibilité de revenir en France avant le temps fixé, et son retour devait grandement surprendre sa fiancée, qu'il n'avait pas voulu avertir. Il se figurait à l'avance sa joie, son saisissement; il était bien heureux.

Ces pensées l'occupèrent une demi-heure, et puis l'attente devenant de plus en plus insupportable, pour la tromper, il tira de sa poche une lettre couverte d'une fine écriture de femme, et la parcourut.

C'était la dernière lettre de madame Brizeau. Elle était déjà ancienne de date; la traversée, n'ayant pas été directe, avait été fort longue; mais elle contenait des choses qu'il ne se lassait pas de lire. Madame Brizeau lui peignait l'impatience avec laquelle on l'attendait, la joie que sa promotion avait causée à Valérie et à ellemême ; elle l'appelait, par anticipation: mon cher enfant. D'après cela, il ne faut pas s'étonner que cette lettre, lue et relue pendant la traversée, eût toujours de l'intérêt pour lui et l'aidât en ce moment à tuer le temps.

Enfin les horloges de la ville sonnèrent le quart moins de cinq heures.

Il partit comme une flèche, et, une demi-heure plus tard, il quittait Brest.

La diligence n'est pas le chemin de fer, et la matinée était déjà avancée quand on aperçut Morlaix, la bizarre et jolie petite cité si gracieusement jetée entre ses deux collines. La voiture courait au

galop de ses six chevaux sur les pavés retentissants, et Léonce, par la portière ouverte, la devançait du regard. Il croyait se le rappeler, on devait passer devant la maison occupée par madame Brizeau. Tout à coup une expression singulière assombrit sa physionomie; il passa machinalement sa main sur ses paupières, comme quelqu'un qui croit que ses yeux le trompent, et pencha la tête au dehors, pour inspecter d'un coup d'œil le trajet parcouru. Au bout de la rue, à droite, située un peu en arrière des maisons voisines, et par cette raison même, facile à reconnaître, une maison à deux étages montrait en plein soleil sa façade morne. Du rez-de-chaussée aux mansardes, tout était clos, et cela lui donnait l'air d'une maison-tombeau placée parmi les habitations des vivants. Cette maison fermée, s'élevant entre cour et jardin, la seule de la rue, c'était bien celle que madame Brizeau était venue habiter quand une mesure administrative l'avait chassée de l'antique maison paternelle. Et de voir inhabité ce logis qu'il s'attendait à trouver riant, de voir sinistrement closes ces fenêtres derrière lesquelles il avait espéré surprendre en passant une ombre aimée, le bouleversait. Dans le regard rapide, investigateur, qu'il jeta à l'habitation par-dessus le portail fermé, il y avait déjà de l'angoisse. Il vit un parterre aux allées pleines d'herbes, des arbustes dont les branches folles s'enchevêtraient en désordre, et il se rejeta dans le fond du coupé en poussant un cri rauque à demi étouffé. Il était seul, il pouvait se laisser aller au pressentiment qui lui étreignait le cœur. Chose étrange, il ne pensait ni à une absence, ni à un voyage. Il se disait que, dans cette maison, la mort avait passé.

Quand les chevaux, le poil fumant, l'écume au mors, s'arrêtèrent frémissants à la porte de l'hôtel, il sauta à terre, entra au bureau, et arrêtant le premier individu qui se présenta à lui :

- Pourquoi la maison de madame Brizeau est-elle fermée ? demanda-t-il d'une voix sifflante.

Pourquoi ? répéta le commissionnaire, que l'air étrange du questionneur ébahissait.

Oui, pourquoi? répéta Léonce en posant sa main crispée sur

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