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et caché dans une école ne met pas ses affreuses conséquences en contact immédiat avec les douleurs de l'humanité; mais quand les partisans de cette désolante doctrine, interprétant l'histoire à leur manière, viennent en faire une lettre morte, malheur à la génération qui les écoute. Il n'y a plus pour elle ni passé ni avenir. Les annales ne sont plus que des archives funèbres où se trouvent pompeusement enregistrées les misères et les illusions d'un certain nombre de siècles. Une prière sublime adressée aux dieux de la patrie, une mort certaine affrontée pour leurs autels, ne sont plus regardées que comme les effets d'une ignorante superstition; toute vertu qui se nourrit de sacrifices est répudiée au même titre: les actes de désintéressement et de dévouement cessent d'être pratiqués et compris, et pour rendre la voix des siècles passés moins importune, on fait en sorte qu'elle se perde dans le bruit des joies licencieuses.

Ainsi, l'histoire n'était pas seulement en déclin. Sa condition était pire que la mort, puisqu'en servant de véhicule à des doctrines impies, elle hâtait la corruption des peuples

que sa mission naturelle était d'éclairer, puisque, au lieu de consoler l'homme, elle le dégradait à ses propres yeux.

A quoi donc servaient les lumières nouvelles que la Grèce ne cessait alors d'acquérir? Ces relations récentes et multipliées avec tant de pays jusqu'alors inconnus, ce perfectionnement inouï de toutes les sciences positives' devaient-ils donc rester stériles pour les rédacteurs d'annales; et comment le corps même de l'histoire pouvait-il dépérir, tandis que la géographie et la chronologie, qui en sont les deux yeux, faisaient tout à coup des progrès si rapides ?

Cette opposition s'explique par la loi géné rale qui préside à la marche de l'esprit humain.

1. Polyb., édit. Schweigh., p. 302, renferme un passage remarquable dont je donne ici la traduction latine : Omnes disciplinas nostrá ætate tantum cepisse incrementum, ut plerarumque illarum præcepta certa quadam við ac ratione tradantur.

2. Timée et plusieurs autres historiens de ce temps portèrent la précision chronologique jusqu'au scrupule. Voyez l'Examen critique des hist. d'Alex., par SainteCroix, p. 16 et suiv.

Tout chef-d'œuvre historique est à la fois un produit d'imagination et un produit d'observation. Si la première de ces facultés vient à se flétrir ou à s'éteindre, l'œuvre de la seconde sera nécessairement incomplette : quelque profond que soit un observateur, s'il ne sait qu'observer, l'histoire, dans sa haute et véritable acception, est une science qui, sous un rapport essentiel, lui est absolument étrangère. Or, jamais l'esprit d'observation n'avait tant prévalu en Grèce que dans la période qui nous occupe: jamais aussi l'imagination n'y avait été si languissante. De là ce déclin des arts et de la poésie d'une part, et de l'autre cette prédilection pour les résultats positifs de l'expérience; prédilection. qui, d'ailleurs, fut si favorable aux progrès de certaines branches des connaissances humaines.

Aussi voyons-nous la preuve de cette tendance, dans les titres seuls d'une foule de compositions historiques qui parurent alors. Jamais la philosophie expérimentale n'avait eu tant d'auxiliaires à la fois. Les armes avaient achevé leurs conquêtes: c'était le tour de l'esprit humain de commencer les siennes, et l'on

peut dire qu'il n'y eut de force intellectuelle utilement employée, que celle qui prit cette heureuse direction. Il semblait qu'on voulût enfin savoir des peuples étrangers autre chose que leur nom. Leur origine, leurs institutions, leur histoire, commençaient à intéresser ces Grecs si dédaigneux, habitués à ne voir que des barbares partout où leur langue n'était pas parlée. C'était un des fruits les plus heureux du mouvement extraordinaire qu'Alexandre avait imprimé au monde, comme c'est le plus beau spectacle que l'intelligence humaine nous présente à cette époque.

C'était une ardeur presque égale dans les trois parties du monde. Dans chacune d'elles, l'érudition remuait tous les vieux monumens qu'elle trouvait sous sa main, et accumulait instinctivement les matériaux, sans savoir pour quel architecte, ni même pour quel édifice. Philochore publia une histoire des temps primitifs d'Athènes, Cléanthe écrivit sur les dieux, les héros et les mythes de la religion nationale, Zénon et Idoménée débrouillèrent les antiquités de Rhodes et de l'île sacrée de Samothrace',

1. Polybe reproche à ce Zénon, qu'il ne faut pas con

Apollonius le Rhodien fit un traité sur l'origine des villes, et Callimaque facilita la solution d'une foule de problèmes philosophiques par son ouvrage sur les institutions des peuples barbares. Les recherches relatives à l'Asie étaient encore plus intéressantes; car, outre l'attrait de la nouveauté, il s'agissait d'une contrée plus anciennement civilisée, plus riche en souvenirs religieux et en traditions mythologiques. Aussi cette terre antique fut-elle bientôt remuée dans tous les sens. Asclepiade s'occupa de l'histoire de Bythinie, Hyéronime de celle des Phéniciens, celle d'Assyrie fut composée par Abydenus 1, Timée de Sicile écrivit sur les rois et les principales villes de Syrie, enfin le prêtre Bérose brisa le sceau qui fermait les archives du temple de Bélus, pour produire au grand jour les vieilles annales des Chaldéens.

fondre avec le stoïcien, d'avoir menti par patriotisme. Il lui écrivit une lettre pour lui signaler une erreur géographique qu'il avait commise. Voyez les fragm. du 1. xvi, vol. III, édit. Schweigh., p. 594 et suiv.

1. Jos. contr. Apion., 1. 1.

2. Vossius, de Hist. græc., lib. 1, C. XIII.

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